Autopsy

Ca faisait maintenant 3 jours que Manuel promenait son rouleau sur les murs de cet appartement. Le temps suffisant pour ressasser des souvenirs anciens. Cet appartement il le connaissait sans le connaître vraiment. Il avait passé le pas de cette porte plusieurs fois par le passé mais pas pour les mêmes raisons. Manuel était accroupi en train de préparer une sous couche tandis que madame Legendre passant dans la pièce, rajustait un bouquet de tulipes jaunes. Son mari était parti à un séminaire et c’est elle qui supervisait les travaux pendant son absence. En principe Jimmy, le collègue de Manuel aurait dû s’occuper de ce chantier mais il était aux abonnés absents depuis quelques temps.

« J’ai une requête à vous faire : j’aurais bien aimé rafraichir le cabinet de mon mari avant son retour pour lui faire la surprise. Votre patron m’a dit que ça ne nécessiterait qu’un jour de plus. »

Il se tourne vers elle et semble hésiter.

« Je sais que c’est votre jour de repos demain mais s’il vous plaît, vous me rendriez un grand service ! » insiste t’elle.

Son mutisme est interprété comme un accord. Il reprend son ouvrage dans le silence de ce grand salon aux allures de salle de réception. Le mobilier est impersonnel et pourtant décoré avec soin. Dans le prolongement il aperçoit le petit couloir qui mène au cabinet avant de s’ouvrir sur la porte palière du logement. Monsieur Legendre a toujours exercé dans l’enceinte de son appartement comme s’il voulait constamment garder un œil sur son foyer, l’avoir dans son giron. Les deux sont cependant suffisamment cloisonnés pour qu’il n’y ait pas d’interférence.

Pas de salle d’attente, le patient rentre directement dans le petit bureau feutré qui ressemble à un boudoir. Manuel voudrait fuir au plus vite mais ce job est vital. Il pose son pot de peinture et illumine progressivement la pièce par couches successives de blanc. La pièce n’a pas de fenêtre ce qui a toujours dérangé Manuel. Ici, aucune ouverture possible vers l’extérieur alors que son besoin d’évasion était irrépressible. Rester confiné dans cette pièce aveugle l’oppresse, il semble étouffer et les vapeurs de peinture à la glycérine lui montent à la tête.

Il a toujours détesté les psys du plus loin qu’il s’en souvienne. Les voir parader pompeusement à la télévision dans leur rôle d’expert en analyse du genre humain, ça lui donnait des réactions épidermiques. Avec leurs idées fumeuses, ils rivalisaient d’interprétations plus tortueuses que tous les esprits torturés qui viennent en consultation. Sans parler de l’introspection personnelle qu’ils encouragent pour mieux y puiser l’essence de leur charlatanisme.

Pour sa part les plus jolis moments qu’il a passé à rassembler ses esprits et réfléchir sur lui même c’est quand il était modèle nu pour une école d’art. Il était très jeune à l’époque et ces parenthèses dans le temps lui donnait alors un répit, ce second souffle qui lui permettait de freiner sa course tumultueuse de jeune chien fou. C’est comme ça qu’il avait fait la connaissance d’Agnès qui avait tenté patiemment de l’assagir. A l’époque son tempérament fougueux mais influençable lui avait fait faire les pires conneries et avait couru à sa perte. Délinquant confirmé, à 19 ans son casier était déjà éloquent : vol à la tire, vol à la roulotte puis cambriolage. Il fut soudain suspecté du pire : une agression ! Manuel avait alors dû s’astreindre au questionnement répété d’un psychologue expert judiciaire pour recouvrer sa liberté probatoire.

Totalement absorbé par la courbe sinueuse d’une pipe en ivoire qui trônait depuis toujours sur le bureau, il repense à l’humiliation de ces tête à tête, à la déception indicible qu’il lisait dans les yeux d’Agnès avt chaque rendez-vous, cette haine qu’il avait peu à peu cristallisé dans ce cabinet étriqué.

Quelqu’un tousse soudain dans son dos et ce raclement de gorge le sort subitement de sa torpeur. « Manuel Escobar ? »

Il se retourne alors mais ne réplique pas. Imperturbable, il contemple cet homme qui avait voulu fouiller dans son cerveau et en dresser un profil type.

« Bien, je vois que ça a l’air d’aller pour vous …. » pérore t’il d’un air satisfait tandis qu’il prend ses aises dans son fauteuil et le contemple de ses yeux hypnotiques. Instinctivement un vide abyssal se fait dans le crâne de Manuel. Les deux mains rivés au manche du pinceau, il réagit uniquement lorsqu’il sent le bois rompre brusquement entre ses paumes.

« Chéri, je suis rentré plus tôt. Ils annonçaient une tempête de neige dans la soirée !! » crie au même instant monsieur Legendre en direction du couloir. Il rajuste promptement sa cravate mais pas assez vite pour que Manuel n’entrevoit une touche de rouge au creux de sa jugulaire.

L’odeur de tabac froid émanant du psy reflue insidieusement jusqu’à lui et flotte dans l’atmosphère électrique. Manuel enregistre l’information machinalement et se fait la réflexion que cette odeur est la même qu’à l’époque. Il focalise son attention sur le praticien ; tandis qu’il fixe la veine qui pulse sous la trace du rouge à lèvre délictueux, il imagine le marasme conjugal vers lequel l’autre s’achemine à son insu.

Face à cet être impavide presque statufié monsieur Legendre quitte subitement la pièce. Ca fait maintenant bizarre à Manuel de se retrouver le maitre des lieux, le temps d’une couche de peinture supplémentaire. Chaque coup de rouleau est une année en arrière sur laquelle il repasse à vitesse rapide. Sa décision d’arrêter les bêtises même s’il avait déjà perdu l’amour d’Agnès, la prison avec sursis au terme de ses années agitées après quelques séjours intermittent en prison. Ses larcins répétés et de plus en plus risqués, ses fréquentations peu recommandables. Monsieur Legendre était arrivé comme un cheveu sur la soupe dans cette chronologie effrénée. Tel le catalyseur de tout ses maux il l’avait détesté pour ce qu’il lui renvoyait froidement à la figure, à partir de procès verbaux et témoignages factuels.

Comment remettre de l’ordre dans cette vie en marge de la société ? Il s’était mis à lire des bouquins que lui conseillait Agnès, en particulier sur la psychologie positive, il avait même réalisé des tests de personnalité dans l’espoir de trouver une porte de sortie pour redémarrer à zéro. En arrière plan, il y avait toujours ce psy qui lui faisait raconter son histoire personnelle et qui sournoisement avait brouillé l’image qu’il avait de lui même. Un jour, sortant de son cabinet totalement confus et déstabilisé, il avait rejoint Agnès et lui avait fait une scène sans précédent. Effrayée, elle était partie et c’est ce qui avait déclenché le processus de renaissance. Déterminé, il avait alors mis un pied à la bibliothèque municipale pour étudier de manière approfondie et comprendre les méthodes de ce psy qui le rendait complètement dingue. Le plus urgent consistait à mettre de la distance entre lui et ce type et pouvoir déjouer ses pièges. Ensuite, il y avait été régulièrement pour reprendre le contrôle sur sa vie. Le cadre feutré et silencieux de la bibliothèque l’apaisait, ça lui permettait de ne pas exploser de rage. Enfin il avait été relaxé et les rendez vous hebdomadaires avaient subitement cessé.

Première résolution, il avait déménagé en catimini et coupé tout contact avec son entourage toxique. Ca lui avait fait un bien fou ! L’autre aspect positif de ce changement de vie : il avait pris goût à la lecture. Au foyer de réinsertion où il tuait le temps la journée, il s’était découvert ce point commun avec un des éducateurs. Celui-ci l’avait pris sous son aile et l’avait progressivement mis sur la voie. Bien entendu ça n’avait pas été facile d’appréhender le monde du travail avec ses règles et ses obligations. Le respect de l’autorité, il n’arrivait pas à s’y faire et pourtant quand il travaillait en

bande il obéissait au doigt et à l’oeil à son chef, mais ici il ne trouvait pas de motivation ni d’enjeux suffisamment stimulant. Il s’était d’ailleurs fait virer avec perte et fracas à plusieurs reprises pour insubordination et insolence sans parler des horaires qu’il respectait de manière approximative. Sans jamais faillir, Rodolphe l’avait tenu à distance de ses vieux démons. A chaque fois qu’il était licencié il le remettait aussitôt en selle et le détournait de la tentation des deals et du fric facile. A force de discussions avisées avec Rodolphe et de lecture, le jeune homme se découvrait de nouveaux traits de caractère jusqu’alors insoupçonnés. La persévérance en faisait partie. Progressivement il gagnait aussi en tempérance et en maturité. N’ayant aucun diplôme en poche, il s’était orienté vers le BTP comme la majeure partie des gars de l’association. Ironie du sort, on lui avait trouvé une formation de peintre en bâtiment, ce qui le renvoyait amèrement vers l’école d’art et Agnès. Si elle voyait où il en était, 5 ans après leur rupture, serait-elle fière de lui ? Il n’avait pas envie de répondre à cette question.

Il remballe en vitesse son matériel de peinture. Pas la peine de s’éterniser, il peut entendre en fond sonore la voix du couple qui semble s’agiter et monter d’un cran. Alors il referme la porte et s’en va sans bruit. Les semaines qui suivent sont noyées dans l’insignifiance du quotidien jusqu’au jour où il est appelé sur le chantier d’une école maternelle en rénovation. Tandis qu’il peint les murs des classes, il observe par la fenêtre une autre équipe de peintres qui réalisent une fresque murale sur les parois de la cour de récréation. Jour après jour il devient le témoin attentif de ce véritable travail de fourmi réalisé à plusieurs. Ca l’émerveille de les voir tous affairés sur leur petite parcelle de mur et de deviner progressivement le canevas général. Tout s’agence parfaitement, les motifs s’imbriquent de façon naturelle avec une cohésion d’ensemble évidente. Ce travail d’orfèvre il le convoite avec des yeux d’enfant, sans rien espérer, il s’invite au spectacle juste pour le plaisir des yeux.

Il finit par partager ce petit bonheur du quotidien avec Rodolphe qui le sent enthousiaste pour la première fois depuis son arrivée. Ni une ni deux, il le présente à un autre petit gars, tagueur de son état qui avait vandalisé pas mal de trains de banlieue avant d’affiner son style et devenir graffeur artistique. Lui aussi avait atterri dans le foyer après un passif de vagabond anarchiste. Il avait ensuite rangé ses idées de « no futur » et de rébellion au fond d’un tiroir et avait réalisé une reconversion intelligente. Rodolphe était convaincu que Manuel pouvait apprendre sur le tas, de toute façon le cursus traditionnel pour devenir peintre en décor était fastidieux et hors de portée. Manuel jongla ainsi entre peintre en bâtiment et graffeur, de quoi en devenir schizophrène !! Il appris le métier de déco graffeur avec toute l’humilité du passionné autodidacte. Le côté art urbain lui correspondait à tout point de vue, il aimait l’idée de rendre l’art accessible à tous et la rue était son terrain de jeu grandeur nature. Son ambition majeure : réaliser un jour à lui tout seul un grande fresque murale.

2 ans plus tard de dur labeur, Manuel s’est fait un nom et a trouvé sa place dans cette caste élitiste. Son nouveau client lui a donné carte blanche pour couvrir toute une façade du théâtre populaire du quartier. Il a enfin champ libre, l’idée est vertigineuse et savoureuse à la fois. Débordant de créativité, il décide de s’exprimer sur le rêve face aux pensées du réel, pour en faire un mélange des deux. Il réalise d’abord un aplat de peinture puis esquisse à la bombe les premiers traits d’une boite crânienne ouverte. A son sommet les méandres d’un cerveau dégoulinent et s’échappent en formant un chemin sinueux comme si on avait déroulé et mis à plat cet enchevêtrement de terminaisons nerveuses labyrinthiques. Plusieurs personnages miniaturisés se baladent sur ce chemin de matière organique, insouciants ou courroucés selon un écheveau très précis. Il se dessine lui même, petit personnage assis sur le rebord du crane, les jambes dans le vide comme s’il était sur le toit du monde. Il est souriant et contemple tout ce petit monde en effervescence. Il se représente tel qu’il est réellement à cet instant précis : un homme exalté et heureux.

Des passants intrigués s’arrêtent pour contempler son travail et prennent le temps de découvrir l’évolution du dessin. Manuel ne les voit pas, il est enivré par le processus créatif qui coule de sa

main de manière instinctive et débridée. Le groupe de spectateurs grossit et reste en retrait, respectueux de son travail. Une personne fend pourtant la foule et se dirige d’un pas décidé vers l’artiste. Son visage résolu ne laisse paraître aucune émotion, sous son bras, un sac contient tout son matériel de peintre en décors de spectacle. Manuel suspend son geste en plein vol lorsqu’il reconnaît ce parfum caractéristique et entêtant enfoui dans sa mémoire.

« Agnès ? »

Il fait un geste pour aller à sa rencontre mais le visage d’Agnès est fermé. Elle tend alors son bras, paume de la main face à lui pour stopper son élan compulsif. C’est la douche froide, il ne sait plus s’il doit parler et reste les bras ballants. Sans un mot, elle sort de son sac une craie grasse et s’approche du mur. Très vite elle ébauche d’une main agile et aguerrie la silhouette d’une femme qui s’assoit à son tour sur le crâne ouvert. Le cœur battant, il découvre que celle-ci donne la main à son avatar.

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