Le coffre

« Papa, tu peux récupérer mon vélo dans la voiture pendant que je finis de me préparer, s’il te plait ? »

« D’accord, on se retrouve en bas dans 5 minutes alors ! »

Je descends en trombe les escaliers de ma résidence et me dirige vers le coffre de ma voiture d’un pas décidé. Je suis d’attaque pour faire cette balade avec mon fils, dont on parle depuis si longtemps. Alors que je remonte le hayon je me retrouve soudain nez à nez avec une chose étrange et totalement incongrue. On dirait un modèle réduit d’une tête humaine ou plus précisément une tête hideuse et très chevelue miniaturisée ! Le temps que l’information remonte à mon cerveau, je reste pétrifié puis j’ai ensuite un geste de recul, témoin de mon dégout devant cette découverte macabre. Serait-ce vraiment une tête réduite ?

Mais d’abord qu’est ce qu’elle fait là dans mon coffre entre les roues du vélo de mon fils ?!!! Je la fixe longuement, attendant une réponse qui ne vient pas. Circonspect, je me rapproche pour l’examiner de plus près. Premier détail qui me laisse perplexe : une trace de craie bleue située sur le front, entre les 2 yeux, comme un troisième œil hindou. En revanche ses yeux sont fermés où plutôt cousus comme le voulait la tradition des indiens jivaros. Elle n’est pas en très bon état, en témoigne des accrocs sur le crane, la peau a perdu de son lustre et le nez est à moitié … croqué. Je me rapproche encore un peu et peux maintenant identifier l’effluve désagréable qui s’invite dans mes narines. On dirait une urine animale. L’exemplaire a l’air authentique. J’aimerai pouvoir me plonger dans son regard pour trouver une réponse à toutes les questions qui m’assaillent mais l’objet tribal reste hermétique à toute intrusion. Je me refuse encore à le toucher et referme soigneusement le coffre de la voiture après avoir extrait le vélo.

Et pourtant, 48h auparavant, la tête de ce guerrier d’un autre temps reposait paisiblement sur son socle au milieu de reliques d’Amérique du sud. Il est vrai que Mr Dumas, le conservateur du musée de la ville, est connu pour être un collectionneur avisé. Recenser des objets souvent vieux de plusieurs siècles, s’immiscer au coeur de civilisations perdues représentent pour lui une quête perpétuelle jamais complètement assouvie. Son intérieur en est l’illustration parfaite, ce n’est que le prolongement de son univers professionnel. Chaque recoin est habillé d’une vitrine bien garnie telle une reproduction à plus petite échelle des salles du musée qu’il chéri tant.

Ce soir là il s’est rendu à l’avant première d’un film consacré à l’ère du crétacé. Ce qui donne toute latitude à son fils Quentin pour exploiter le moment présent et inviter quelques amis à la maison pour une « before » avant de sortir en boîte fêter la fin d’un examen. Après une période studieuse, le remède est vieux comme le monde : il faut décompresser avec de l’alcool coulant à flot de préférence. Jérémie ne se fait pas prier pour enchainer les shots de tequila alternés avec de grands verres de vodka pomme. Les barrières de la bienséance et du savoir-vivre se dissipent progressivement et il prend le loisir de visiter la sacro-sainte pièce à jamais interdite aux visiteurs : le bureau du maître de maison. C’est l’endroit où il conserve ses plus belles pièces ! Titubant, il colle son nez aux vitrines, y laissant de larges trainées graisseuses. L’oeil vitreux s’éclaire subitement devant la tête aux traits burinés qui lui fait face. Il s’en empare sans trop réfléchir bien qu’une petite idée surgisse dans un coin de sa tête. Le sourire narcois, il empoche son butin et revient à la fête.

« Hé les gars si on allait faire un billard !!! Ca vous dit d’aller au club 19 ? Je vous réserve une petite surprise, vous m’en direz des nouvelles… » Son ricanement compulsif aiguise la curiosité de ses camarades et très vite on se met en route.

Bien que passablement imbibée, la bande de jeunes a ses entrées au club et trouve rapidement une table de billard à sa disposition. Jérémie exhibe alors sa trouvaille. La tête jaillie dans sa main, ça en dessoule certains mais l’humeur générale est à la fête et personne ne trouve à redire devant la fabuleuse idée du cleptomane. « Allez, on la met en jeu à la place de la boule blanche ! » Sitôt dit, sitôt fait, la tête valdingue sur le tapis vert au grès des tirs des joueurs. Le chahut finit par attirer le regard inquisiteur du patron de l’établissement qui, habitué à une clientèle jeune et désinvolte soupçonne rapidement un coup fourré. Mais ce coup là, on ne lui avait jamais fait. Hagard puis furibard, son langage d’ordinaire châtié prend des tournures fleuries. Ca ne fait pas un pli, ils sont virés manu militari. Et de rage, la tête est envoyée à la corbeille sans que Quentin n’ait le temps de protester et encore moins de tenter de la récupérer. Les voilà sur le macadam tout penauds et complètement dégrisés. Il est 22h.

Au même moment un petit chapardeur, témoin de la scène, se dépêche d’aller récupérer l’objet qui a laissé son oncle d’une humeur massacrante. Génial !! se dit Simon, 6 ans, en visite chez tonton pour l’anniversaire de sa grand mère. C’est encore mieux qu’un lot d’images Pokemon !!! Son esprit évalue rapidement la valeur de sa trouvaille et ce qu’il pourrait demander en échange. Le lendemain au bac à sable du parc Montsouris, il propose à Louis de lui troquer la relique contre un sac de billes bien rempli. « Mais ça va pas, c’est super moche. On dirait la poupée de ma sœur, qu’elle passe son temps à peigner, mais là elle est vraiment très moche !!! Hey maman, regarde ce que Simon veut m’échanger !!! » Un instant plus tard la mère de Simon voit débouler la maman du petit Louis totalement horrifiée et sur les nerfs. « Vous n’avez pas honte de le laisser jouer avec ce genre d’horreur !!! Halloween approche mais tout de même, je trouve ça de très mauvais goût et totalement glauque. Votre fils voulait l’échanger contre des billes, vous vous rendez compte ! » Tandis qu’elle hausse le ton elle agite la petite tête hirsute sous ses yeux, la scène a quelque chose d’obscène. Mortifiée, la maman reste pantoise et ne sait trop que dire à part « Mais je ne suis pas au courant !!! » L’autre la laisse plantée là après lui avoir passé l’indésirable relais. Pas une poubelle à l’horizon qui ne dégorge de papiers gras et autres reliquats des nombreux pique niqueurs du jour. Par dépit elle finit par s’en débarrasser dans un fourré. Quelques instants plus tard un chien lève la patte et arrose copieusement le buisson en question puis repart après s’être soulagé.

Les gardiens du parc sifflent, c’est le moment de fermer les grilles. Georges se terre avec son chien en attendant que tout redevienne calme, c’est le moment de la journée qu’il préfère lorsqu’il retrouve un semblant de tranquillité et d’intimité. Il va faire sa toilette dans le local réservé aux sanitaires puis arpente les allées avec son chien. Attiré par l’odeur d’urine fraiche d’une femelle, celui-ci stationne devant un buisson et récupère quelque chose dans sa gueule. Mais il n’y prête pas attention, une pomme de pin sans doute. Il fait encore quelques poubelles pour se sustenter gracieusement et donne le signal à son chien. Il est temps de retrouver les tourments de la ville. La nuit est fraîche et venteuse, il faut chercher un endroit bien isolé et coupé du vent. Après plusieurs heures d’errance infructueuse il se résous à chercher une voiture non verrouillée pour y passer la nuit bien qu’il rechigne à faire cela. A l’instant où il entend soudain le déclic salvateur du coffre de la voiture, son regard se fait interrogatif face à son chien. Il s’intéresse enfin à son « gibier » que le chien machouille consciencieusement. Il parvient à s’en saisir, la forme arrondie est toute baveuse, les cheveux ne sont plus que des touffes visqueuses. A la lueur de la lune pleine, il identifie enfin la chose tandis qu’il distingue une voiture de police qui patrouille et se rapproche dangereusement. « Il ne manquait plus que ça. S’ils me chopent avec ce truc dans la main, je vais avoir encore plus de problème !! » Il le balance alors dans le coffre entrouvert et file en catimini.

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