Marina enfile ses bottes fourrées et attrape ses clés au passage, elle constate qu’elle a les mains moites. Les cheveux ramenés en arrière, elle jette un coup d’oeil au miroir pour vérifier que tout est bien en place : son paréo de fourrure claire, son serre tête bigarré … Fin prête pour ce Cosplay au Palais de Tokyo, la voilà satisfaite de son incarnation de princesse Mononoke qu’elle camoufle sous un manteau ample. C’est une fan inconditionnelle de manga. Elle est fière de son costume qu’elle a fabriqué elle même à partir de tissus de récup’. Fébrile, elle l’est aussi car elle veut faire la surprise à son groupe de copains amateurs de déguisements.

 Rendez-vous est pris dans un bar spécialisé à proximité. Là bas l’esprit est bon enfant, pas de jugement sur le physique, chacun vient avec son style. Marina a 29 ans, sa hantise est de passer le cap et de faire partie du clan des trentenaires. Pas de job fixe pour l’instant, elle fait des gardes d’enfants et mène une vie de bout de chandelle en colocation.

 Sa piaule est remplie de peluches et de figurines de BD. Elle adore Hello Kitty et d’habitude elle aurait volontiers mis son costume de « lovely cat ». Mais aujourd’hui elle veut quelque chose de sauvage qui fasse moins petite fille sage comme on la perçoit le plus souvent. Comme d’habitude elle place son casque audio sur ses oreilles car elle aime écouter de la musique dans la rue. Ca lui donne du pep’s et booste son moral.

 Elle est célib. Elle avait bien rencontré une fille lors du dernier rassemblement mais le coup de cœur est retombé comme un soufflet. Les nanas plus jeunes sont des gamines, les plus âgées sont des femmes avec enfant qui partent à la recherche de leur identité sexuelle sans pour autant l’assumer. Alors elle préfère cacher sa frustration en s’amusant durant de folles soirées d’insouciance qui lui rappellent l’époque où elle était jeune et n’avait besoin de s’occuper de rien.

 Son reflet lui renvoie un visage mutin aux yeux brillants de malice. On lui a souvent dit qu’il y avait quelque chose d’innocent qui irradiait d’elle mais aussi de coquin. Ange ou démon ? Cette expression toute faite, elle l’envoyait promener. Marina n’aimait pas s’embarrasser de ce genre de considération. Elle voulait surtout qu’on l’aime pour ce qu’elle était avec ses contradictions : qu’elle soit dépenaillée ou sexy, lumineuse ou geignarde ! Du fait, elle avait un cercle d’amis assez restreint mais fidèle auquel elle confiait tous ses malheurs de la vie car elle était poissarde. Si une guêpe rodait dans la rue, elle était pour elle bien sûr, de surcroit durant le trajet d’un rendez vous professionnel sinon ce ne serait pas drôle, sans compter qu’elle y était allergique ! Pareil, les escrocs de tout poil, tout corps de métier confondus, avaient sonné à sa porte et elle avait dilapidé des sommes folles pour de menues réparations.

 Ca l’exaspérait profondément. Par moment elle était même révoltée par ce monde peuplé de malotrus mais elle arrivait toujours à se confiner dans sa bulle de douceur et de réconfort. Elle pensait alors à Harry Potter, ce personnage si malheureux de ne pas avoir de véritable famille mais qui luttait vaillamment et s’en sortait toujours. Il demeurait son héros ultime qui lui donnait le courage nécessaire.

 Elle aimait aussi la compagnie des petits enfants, leur naïveté si touchante et leur enthousiasme débordant lorsqu’elle imaginait des chorégraphies pour aller avec ses chansons. Elle adorait les travaux manuels, la pâte à sel, la peinture sur soie, la couture mais elle ne savait pas ce qu’elle voulait faire dans la vie : un vrai mystère ! Pas un boulot où il fallait être tout le temps sérieuse, c’est sûr !!! Pas d’uniforme ni de contrainte de style non plus. Elle aimait les patchworks à tous les niveaux, les tissus bien sûr mais aussi les différentes personnes qu’elle côtoyait, les petits boulots qu’elle avait essayé, ses idées farfelues aussi.

A vrai dire, elle rêvait surtout d’évasion : de virées au Japon et aux Etats Unis. Elle voulait voir du pays, visiter les grands studios de cinéma, les quartiers high tech…. Pour le moment il fallait surtout qu’elle se dépêche, elle allait finir par être en retard. Descendant quatre à quatre les escaliers, elle déboule dans le hall d’entrée, à moitié échevelée, et percute de plein fouet un homme qui visiblement est pressé lui aussi. Marina redresse la tête et se confond en excuse avant d’étudier plus attentivement le visage de l’homme qui lui fait face. Il lui rappelle étrangement quelqu’un mais elle n’arrive pas à lui donner un nom ni à se souvenir dans quelle circonstance elle l’a déjà vu. Lui aussi fronce les sourcils en quête d’une réponse.

 « Excusez moi, on se connait ? » lance Marina interloquée

 « Je n’en suis pas sûr à vrai dire mais votre visage me dit quelque chose … » répond-il.

 Ils restent silencieux quelques secondes à se jauger du regard et ça lui revient subitement. Marina se renfrogne alors et réplique d’un ton accusateur :

 « Mais c’est pas vous qui aviez renversé ma tasse de café sur mon costume avec votre caméra lors du dernier Japan Expo !!? »

 Au sourire embarrassé de celui-ci, elle sait qu’elle a raison. Alors elle hésite à lui en remettre une deuxième couche (la première avait été plutôt corsée) ou à le laisser s’en aller car à le voir danser d’un pied sur l’autre il a l’air plutôt pressé.

 « Dites moi, vous comptez encore faire un jeu de massacre avec votre caméra, aujourd’hui? »

 Il pique un fard et bredouille : « Mais non voyons, je viens rendre visite à un de vos voisins pour réaliser une biographie vidéo. Je dois mettre les choses au point avec lui. »

 « Ah ! Je parie que c’est Mr Schmitt ! Si c’est lui, je vous souhaite bien du courage. Le vieux est sourd comme un pot et radote à longueur de temps. Quand j’ai le malheur de me retrouver dans l’ascenseur avec lui il me répète invariablement que je lui fait penser à sa bru Chantal, une belle enquiquineuse d’après lui et encore je suis plus modérée dans mes paroles que lui. Je vous préviens il a le verbe haut le pépé, faut vous attendre à aucune censure. Et il ne se gène pas pour déblatérer sur tout ce qui bouge : et la concierge avec sa serpillère qui sent le moisie, et son petit fils qui n’est jamais rasé de près quand il lui rend visite …. Bref, insupportable ce vieux ! »

 En face, elle voit son visage se décomposer à mesure qu’elle lui parle.

 Sur un ton encourageant mais perfide elle conclue « Bon allez ne vous mettez pas en retard surtout, y a son assistante de vie qui devrait arriver dans une heure tout au plus pour lui changer sa couche. Ah oui, j’avais oublié de vous dire qu’il a des soucis d’incontinence aussi ! La dernière fois dans l’ascenseur justement !! Il était là bien tranquille, stoïque je dirais même, au milieu de sa flaque, comme si la situation était normale.»

 « Attendez mais qu’est ce que vous me racontez ?!!! J’ai pas du tout eu l’impression d’avoir affaire à un vieux sénile au téléphone ! On ne parle pas de la même personne apparemment. » se défend-il mollement.

 « Ecoutez il n’y a qu’un seul Mr Schmitt dans la copropriété et je suis bien placée pour le savoir. Surtout qu’il fait souvent parler de lui dans l’immeuble et pas qu’en bien vous vous en doutez. On est même nombreux à penser qu’il affabule sans arrêt et pour nuire aux autres de préférence. Qu’est ce qu’il vous a raconté au juste ? »

 Soupir agacé de l’homme. Il tergiverse intérieurement et se lance :

 « Ben qu’il a beaucoup voyagé dans sa vie comme il travaillait dans l’import export, qu’il a eu l’occasion de rencontrer des personnalités célèbres durant ses séjours. Qu’il avait de hauts faits d’armes à me raconter concernant la guerre d’Indochine…. Mais on n’est pas plus rentré dans les détails. »

 « Mouais !!! Moi je l’imaginerais plutôt délateur et égoïste. Chacun pour soit, ça pourrait être sa devise. Pas question de rendre service aux autres, bien au contraire ! La dernière fois, il a retourné à l’expéditeur le colis que j’attendais !!!!! Il est sournois et vicelard par dessus le marché ! Il a dû vous attendrir au téléphone, c’est pas possible ?!!

 Quelques secondes de silence embarrassant puis elle reprend comme pour elle même :

 « Et puis après tout ce n’est pas à moi de vous dire ce que vous devez faire. Faite vous donc votre propre opinion ! »

 Elle ne lui laisse pas le temps de répondre qu’elle est déjà sortie par l’entrebâillement de la porte cochère qui se referme sinistrement.

 Tout à coup, Frédéric se sent abattu. Il n’a plus du tout envie de monter là haut découvrir ce qui l’attend. Derrière la porte de la loge qui lui fait face, il sent le regard inquisiteur de la concierge qui a discrètement tiré un pan de rideau pour l’observer à la dérobée mais qui n’a pas eu la finesse d’esprit d’enlever son fichu rouge aussi voyant qu’un gyrophare allumé. Fini de tergiverser ! Légèrement vouté, il s’achemine au troisième étage par les escaliers.

 TOC, TOC, TOC !

 « Monique, c’est vous ? Vous êtes déjà là ? »

 « Mr Schmitt, c’est Frédéric Lenôtre pour vous interviewer ! »

 « Ah oui, c’est vrai. J’avais oublié ! »

 Soupir intérieur du caméraman qui regrette déjà de ne pas avoir suivi son intuition première et d’être parti sans remords. Il sursaute quand il entend les nombreux tours de verrous et enclenchement de serrures. Le bruit résonne dans la cage d’escalier comme dans une prison. On se croirait dans l’antichambre du couloir de la mort. Enfin, la forteresse s’entrouvre légèrement, une tête passe par l’entrebâillement retenu grâce à une chaîne. Le vieux Monsieur lui jette un regard circonspect, à moitié désapprobateur, mais finit par ouvrir la porte en grand.

 « Bonjour jeune homme ! Asseyez vous là ! »

 Il lui désigne un canapé fatigué qui s’enfonce goulument sous son poids. Les genoux ramenés à hauteur du torse, Frédéric se sent engoncé et piégé comme un rat. Mr Schmitt s’assoit en face de lui dans un fauteuil en cuir, modèle Chesterfield, qui lui permet de conserver une bonne assise et de le surplomber élégamment.

 « Vous prendrez bien une infusion avec moi ! Mon assistante de vie, Monique, me rabâche chaque fois qu’il faut que je boive plus. »

 Lestement, il va dans la cuisine préparer l’infusion laissant à Frédéric tout loisir d’étudier la pièce surchargée de meubles hétéroclites et de babioles sans valeur. Des piles de magazines s’entassent à ses pieds. Sous un buffet bas, il devine la hanse d’un pot de chambre en faïence, plus loin gît une bouillotte sur un rouet en bois.

 Soudain une tasse de thé en équilibre précaire s’interpose entre lui et la scène qu’il observe, la main qui la tient tremblotte comme de la gelée anglaise. Il rattrape de justesse la tasse bouillante avant qu’elle ne bascule sur son pantalon.

 « C’était moins une !! » dit Monsieur Schmitt d’un air guilleret.

 Frederic reprend ses esprits et attaque directement au cœur du sujet :

 « Bon, je vous propose de balayer rapidement les différentes périodes de votre vie qui vous semblent les plus importantes pour avoir une vue d’ensemble. Si vous avez des photos pour illustrer les moments clés, ce serait un plus. »

 «… Sluuuuurrrp ! » lui répond Monsieur Schmitt qui met un temps infini pour aspirer bruyamment le breuvage noirâtre. Le bruit de succion donne des hauts-le-cœur à Frédéric, empêtré entre sa tasse de thé et sa caméra. Il finit par poser le récipient fumant sur une pile de revues.

 « Est ce que je vous ai parlé de ma bru Chantal, une emmerdeuse de première qui venait me piquer mes bottes quand je revenais de mes parties de chasse ? » répond à brûle pourpoint Monsieur Schmitt.

 Frédéric tente de se dégager du canapé-ventouse et le regarde hébété. Il repense aux avertissements de la petite sauvageonne en fourrure et marmonne un juron (putain !) que Monsieur Schmitt choisi de ne pas entendre. Il poursuit gaillardement sur sa lancée, les joues empourprées par la tisane et le feu du récit :

 « Cette pimbêche, si je l’avais sous la main, elle s’en souviendrait !!!! » pour illustrer sa menace, ses mains s’agitent de soubresauts et se referment en poings serrés.

 TOC, TOC, TOC !

 La scène surréaliste est interrompue par des coups répétés sur la porte d’entrée. Le propriétaire des lieux se redresse droit comme un i, aux aguets.

 TOC, TOC, TOC, de nouveau.

 « Oui, quoi encore !? » le ton est presque agressif.

 D’un bon pas, il franchit le seuil du couloir passablement agacé d’être interrompu. Dix verrous actionnés plus tard, il découvre une jeune femme candide et souriante, déguisée en fée Clochette :

 « C’est pour le speed dating ! C’est bien ici ?! »

 « Vous vous fichez de moi !!! Allez vous-en !!! »

 Et sans ambages il lui claque la porte au visage. Petit sourire en coin de satisfaction.

 « Des fées dans l’immeuble, on aura tout vu !!! Et pourquoi pas le marchand de sable aussi et Pimprenelle et Nicolas !!! »

Frédéric n’a pas eu le temps de s’extirper du sofa que le pépé revient à la charge.

 « Bon où j’en étais déjà ? Ah oui, les parties de chasse et cette satanée Chantal qui aurait bien mérité un coup de chevrotine !!! »

 « Monsieur Schmitt, revenons à l’essentiel si vous voulez bien. » tente de recadrer gentiment le cameraman, dans une position toujours aussi avachie et inconfortable.

 « Si on commence à s’éparpiller on n’y arrivera pas !! Etes-vous prêt à collaborer selon mes méthodes ? »

 « Oui, mais il faut tout de même me laisser mon temps de parole. Vous êtes pire qu’un présentateur télé aux élections présidentielles !! » profère le papy sans se laisser démonter.

 « Bon, bon, très bien. Si nous commencions par une prise de vue dans votre appartement pour trouver l’endroit le plus lumineux ! D’accord ? »

 Les deux se rapprochent de la baie vitrée qui laisse filtrer quelques rayons de soleil timides.

 « Là, ça me semble parfait. Voyons votre profil droit ! »

 Monsieur Schmitt s’exécute docilement tandis que Frédéric pose sa caméra temporairement sur un ensemble de cageots.

 « Mais qu’est ce que vous faites, malheureux !! Vous avez posé votre matériel sur mon lombricomposteur !!! » s’exclame l’autre dans tous ses états.

 « Comment ? Je ne comprend pas ?!!!! »

 « Mais vous voyez pas qu’il s’agit d’une boite à compost d’appartement, bon sang !!! »

 Et le vieux commence à trépigner sur place. Frédéric reprend vivement sa caméra tandis que Monsieur Schmitt s’échine à démonter son installation de cagettes avec caillebotis intégrés pour lui montrer.

 « Là c’est le tiroir à lombrics ! » et il découvre horrifié un tas de vers de terre rouge-sang longs de plusieurs centimètres se tortillant au milieu d’une terre noire jonchée de déchets organiques.

 « Et là c’est l’endroit où tout fermente ! Là c’est le réceptacle à …… »

 Frédéric ne veut pas en entendre plus, il veut partir au plus vite.

 « Ecoutez Monsieur Schmitt, on poursuivra cette entrevue intéressante un autre jour si vous voulez bien, je crains d’empiéter sur mon rendez-vous suivant qui est à l’autre bout de la ville. Il s’agissait juste d’une première prise de contact et je suis ravi d’avoir fait votre connaissance. Je pense qu’on pourra établir une bonne collaboration ensemble et qu’elle sera fructueuse ! »

 « Mais attendez, nous n’avons même pas encore trié mes photos pour choisir les meilleures ! » proteste t’il en montrant d’un geste de la main un monticule de boites à chaussures poussiéreuses.

 TOC, TOC, TOC de nouveau.

 « Mais enfin, on ne peut donc pas me laisser en paix !!! Qui est-ce ? »

« C’est Monique !! Ouvrez moi ! »

« Monique qui ? »

« Monique Lesueur voyons ! »

 « Désolé, connais pas ! » répond-il d’un ton sans réplique.

 « Ca suffit monsieur Schmitt, ouvrez moi pour que je vous donne vos médicaments ! »

 « J’entends pas !! » et le vieux se précipite sur son téléviseur pour l’allumer et mettre le volume au plus fort.

Totalement médusé, Frédéric assiste à la scène et n’en revient pas.

 « Mot compte double !! » annonce le téléviseur.

 Frédéric prend enfin l’initiative de raisonner son hôte.

 « Enfin voyons, c’est votre assistante de vie et vous le savez très bien !! »

 « CHUT ! » fait l’autre, un doigt sur la bouche, courroucé par tant d’audace.

 Les coups redoublent.

 « Monsieur Schmitt, ça commence à bien faire !!!! Vous voulez que je vous signale aux services sociaux ?!!!! Vous ouvrez tout de suite sinon c’est pas en comprimé que je vous administrerais vos médicaments mais en suppo !!!! »

 « Oh non, pas les suppositoires à la chlorophylle !! » répète spasmodiquement Monsieur Schmitt maintenant complètement affolé.

 « Bon ça suffit ! C’est moi qui vais ouvrir, de toute façon il faut que je m’en aille !! » intervient Frédéric.

 Monsieur Schmitt veut faire diversion et s’interpose vif comme un daim, dans le couloir. Irrité au plus haut point, Frédéric découvre alors que le pantalon en velours châtain du vieux vire soudain brun foncé à l’entrejambe. Une coulure sinueuse arrive jusqu’aux charentaises.

 « Mais qu’est ce que c’est que cette mascarade !!!! » s’exclame Frédéric tout haut, hors de lui. Sentant le point de rupture proche, il arrive tant bien que mal à déverrouiller tous les loquets et laisse le passage à une Madame Lesueur aussi énervée que lui.

 Sans un regard vers le papy aux fuites intempestives, il file sans demander son reste.

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