Henri repousse son assiette sur le côté d’un revers de bras. Il a à peine gouté son contenu qu’il n’a déjà plus faim. Depuis quelque temps il n’a plus d’appétit et ça ne concerne pas que les plaisirs de la bonne chair. Il n’a plus goût à rien. Le bon vivant d’antan traine laborieusement ses charentaises jusqu’à sa chambre. Il ouvre la vieille armoire normande et en sort son costume d’officier, celui des grandes occasions qu’il revêtait pour les parades et les commémorations. Il reste là, contemplatif et voit sa vie défiler par bribes décousues : ses études dans l’aéronautique, son premier poste à la direction des programmes de télécommunication militaire puis sa promotion au poste de conseiller technique pour les affaires stratégiques et d’armement.

Il caresse l’étoffe de la veste et oublie le temps qui s’écoule, perdu dans ses pensées. Il frissonne de froid et réalise soudain qu’il fait maintenant nuit noire derrière la fenêtre de sa chambre. Son absence a grignoté les heures. Il passe une main dans ses cheveux et atteint ensuite l’interrupteur. Au fait que cherchait-il dans cette pièce ? Il a depuis longtemps perdu le fil de ses pensées. Ah si, il s’en souvient enfin ! Ses barrettes de décoration, en particulier sa médaille du mérite !

Il plonge une main dans l’armoire massive qui sent l’encaustique et le cirage et tâtonne parmi le linge de maison et ses vêtements. Peine perdue ! Il soupire et referme le meuble. Henri se sent déboussolé et déprimé. Il n’est plus en service depuis bien longtemps maintenant et cette situation lui pèse plus que jamais. Il n’arrive plus à mettre de l’ordre dans son esprit, lui qui était d’ordinaire si cartésien et rigoureux. Désormais dans sa tête tout est embrouillé comme dans la chambre foutraque d’un enfant dissipé. Il veut y mettre de l’ordre et visualise ce petit gars de bonne volonté qui tente de ranger mais n’arrive qu’à entasser des objets sans pour autant organiser un tri valable. Il traine sa peine jusqu’au salon et repense encore à ce souvenir gênant daté de la veille : il n’arrivait pas à ouvrir sa porte d’entrée et affairé devant la serrure, il n’avait pas prêté attention à l’arrivée de la voisine : « Enfin Mr Rolland, vous n’arriverez à rien avec votre branche de lunettes, où sont passées vos clefs ?». Il avait alors fixé son regard sur ses lunettes qu’il essayait d’introduire vainement dans le pêne de la porte et pour cacher son embarras avait fait mine de tapoter ses poches de pantalon. Il avait fini par les trouver dans son veston.

Henri est lucide, ça n’allait plus depuis quelques temps déjà mais jusqu’à présent il s’était voilé la face. Ca devenait pourtant éreintant de chercher les objets du quotidien dans les endroits les plus farfelus. La dernière fois il avait retrouvé sa brosse à dent dans son lave vaisselle. Il avait souvent l’impression de vivre avec un lutin facétieux qui le faisait tourner en bourrique.

Il rumine sa peine durant la soirée tandis qu’il cherche encore ses décorations sans grande conviction. La nuit glaciale le laisse vide de toute pensée. Il aborde la matinée sereinement en se faisant du café. Il hume le parfum torréfié et se dit qu’il est temps. Personne ne l’attend dans ce vaste monde et il ne supporte plus de voir son esprit se déliter au fil des jours. Il a décidé de mettre un terme à cette vie qui n’a plus de sens. Il enfile son uniforme de parade méthodiquement, satisfait de ne pas avoir perdu les gestes. Il se dirige ensuite vers la porte du garage. Paradoxalement il n’a jamais aimé les armes à feu, un comble pour un homme ayant travaillé durant des années à la tactique des champs de bataille. Mais il a prévu une alternative qui le laisse rêveur. Lorsque qu’il touche la corde de chanvre il repense à Jean, son ami de la marine nationale qui lui avait appris les rudiments des nœuds marins durant une opération de lutte anti sous-marine à bord d’une frégate. Il avait trouvé ça ludique et rafraichissant, une bonne parade au mal de mer.

Juché sur son tabouret, il teste la solidité du crochet fixé au plafonnier. C’est parfait, le système est opérationnel ! Alors qu’il prend une ultime respiration et se concentre sur le point d’horizon en face de lui, son regard se porte sur un interstice fiché dans les combles du garage. Là, caché dans le renfoncement se trouve une petite boite qu’il reconnaît. Il se départ de la corde et se rapproche du logement en question. La boite dans la main, il sait déjà ce qu’elle contient avant même de l’avoir ouverte. Malgré tout, ses yeux pétillent lorsqu’il contemple les morceaux de rubans. Un fois entre ses doigts, un flash le transporte des années en arrière durant une opération de grande envergure où il avait failli perdre la vie mais Michel avait été là pour lui tendre la main au bon moment et il s’en été sorti de justesse. Il n’y avait pas repensé jusqu’à maintenant. Assis sur le tabouret, il se penche sur ce passé à la fois douloureux et salvateur. Il a soudain envie de revoir celui qui a été son sauveur, savoir ce qu’il est devenu et s’il est toujours en vie.

Alors il regarde une dernière fois les combles de son garage, éteint la lumière et sourit en repensant à cet homme qui, 5 ans en arrière, avait sciemment placé la boite à cet endroit dans l’hypothèse où un jour fatidique lui viendrait des idées noires.

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