Andy Warhol

Quand on l’interroge sur son activité, Simon se présente comme photographe d’art. En réalité il vient grossir les rangs des photographes « people » : pas un de ces paparazzi qui mitraillent à tout va au téléobjectif mais de ceux qui ont leurs entrées dans les sauteries fréquentées par tout le gratin : vernissages, galas de charité, festivals d’art et clubs huppés destinés à la jet set. C’est devenu son credo depuis qu’il a eu une liaison éphémère avec une impresario bien cotée, une inconditionnelle des défilés haute couture. Il avait d’abord envisagé cela comme un à côté mais c’était devenu son principal gagne-pain depuis quelques années. Somme toute, il trouvait ça plutôt excitant de capturer des situations croustillantes et de s’infiltrer dans les moments intimes du Gota. Parmi son tableau de chasse : une mondaine s’exhibant en robe fourreau courte sans sous vêtement, un comédien sur le retour prit sur le vif sniffant de la coke juste au-dessus d’une pissotière… Il ne condamnait pas l’idiot pour sa consommation illicite, lui-même était accro à ces paradis artificiels mais au moins il avait le bon goût de le faire discrètement.

Ce soir il enfile une fois de plus son smoking noir pour assister à l’inauguration d’une nouvelle galerie en plein cœur de Paris. Il est sûr que le vernissage sera un succès depuis que les médias ont fait un énorme battage pour l’exposition d’ouverture consacrée à un comédien qui non content de glaner un Golden Globes et de figurer parmi les 10 hommes les plus sexy selon Forbes, prenait aussi de surprenantes photos. Simon sait bien que les groupies feront masse à l’entrée de la galerie et qu’il n’aura pas l’occasion d’apprécier les photographies mais il voudrait tout de même se faire une idée du personnage et de ses créations.

Fort heureusement la galerie est vaste et épurée. Même si la foule est dense, il peut balayer du regard une partie des œuvres. Au sous-sol se trouve le buffet ainsi que l’artiste qui serre des mains et signe des autographes. C’est là que s’amasse le gros des visiteurs. Simon joue des coudes pour prendre quelques clichés. Il se fait bousculer, manque de recevoir du champagne sur la manche et se laisse entrainer vers le buffet. Après tout ça ne lui fera de mal, c’est au contraire un des avantages du métier : l’art de la bouche figure en très bonne place dans ce genre de lieu select. Il attrape au passage une verrine et un toast bien garni. Tandis qu’il enfourne une portion de pain surprise dans sa bouche, son regard est attrapé par une photo aux couleurs bigarrées complètement décalée et anachronique : il découvre en grand format le portrait photomaton d’Andy Warhol habillé en costume Renaissance, une large collerette blanche recouvre une partie de son buste et son front blond cendré est surmonté d’un haut de forme «Oncle Sam» rouge et bleu. Sa bouche est sévère et son regard semble l’admonester.

C’est comme s’il était aspiré par le portrait ! Soudain le brouhaha ambiant s’estompe, la pièce se met à tourner autour de lui de plus en plus vite. Le sol mouvant s’enfonce sous ses pieds qui ne trouvent plus d’appuis solides. Il sent ses jambes qui flageolent et vont le lâcher d’une seconde à l’autre. Et d’un coup une douleur fulgurante le saisit dans la poitrine. Sa vue se brouille d’une multitude de tâches grises comme un millier de poussières de cendre venues obstruer la photographie. Un acouphène métallique cisaille son crane en deux. Il pousse un râle d’effroi avant de s’écrouler inconscient.

Est-ce la mort qui l’étreint ? Tout est confus dans son esprit lorsqu’il ouvre les yeux péniblement. Une lumière blafarde l’agresse. Il est assis sur un banc en bois, le buste penché en avant. Grimaçant, Simon se redresse et lève la tête vers le plafond. La lumière crue provient d’un néon poussiéreux ! Autour de lui, une rangée de casiers. Ça lui rappelle l’armée et les lits faits au carré.

Un homme torse nu surgit soudain, un sourire carnassier aux lèvres. Simplement vêtu d’un caleçon il tient à la main une serviette éponge humide qu’il fait claquer dans la direction de Simon. Le tissu fouette l’air à une vitesse fulgurante, Simon se couvre instinctivement le visage de son bras pour se protéger. CHCLAC ! Il sent un souffle d’air sur sa peau mais le torchon passe à travers son visage comme s’il n’était pas là. Un rire tonitruant à sa gauche. Il se tourne sur le côté et réalise qu’il n’est pas tout seul sur le banc. Un barbu viril se lève goguenard et tente d’attraper la serviette au vol. Simon est pétrifié. C’est incompréhensible : il a senti l’air déplacé par la serviette mais pas le coup porté !!Il regarde ses mains, les retourne paume en l’air comme si elles allaient lui apporter une réponse à toutes ses questions. Il frissonne d’angoisse et se masse les tempes pour tenter d’y voir plus clair. Dans la pièce, plusieurs hommes en sous vêtement chahutent dans un vacarme potache et fraternel. Ça se chambre, s’invective, crache par terre. Simon les regarde s’apostropher. Personne ne fait attention à lui.

HE HO !!! Il veut attirer l’attention mais c’est peine perdu. Il a beau s’agiter, personne ne l’entend ni ne le voit. Il finit par se convaincre qu’il est invisible pour tout le monde. Atterré par ce constat, il prend sa tête entre les mains, penché en avant dans la même position que lorsqu’il s’est réveillé. Mais l’inertie n’a jamais été son fort. Il inspecte la pièce : un vestiaire de sport prolongé d’un coin douche. Pas de première jeunesse, les infrastructures !!!! Tout autour de lui, de grands gaillards barbus pour la plupart, des gueules burinés, des nez cassés, des arcades sourcilières couturés : des joueurs de rugby à coup sûr. Les carrures sont larges, les cuisses épaisses. Simon se sent mal à l’aise d’assister à ce déballage de grossièretés, ces corps dévêtus qui n’éprouvent aucune gêne à s’exhiber. L’ambiance est moite et chaude car les douches attenantes diffusent des nuages de vapeur chargé en musc. Les parfums des gel douche n’arrivent pas à couvrir cette odeur écœurante de transpiration mélangée aux relents de chaussettes macérées. Simon se sent mal, il veut partir de cet endroit au plus vite. Il entre encore une dizaine de sportifs dans le vestiaire exiguë. L’air est vicié, il n’y a plus d’espace de libre. Simon jette un œil à la glace qui lui fait face, pleine de buée. Son esprit est alors transporté en arrière, il repense à une expo photo qui l’avait marqué autrefois. Un artiste japonais avait présenté toute une série de clichés montrant les métros bondés aux vitres recouvertes de buée où venaient se coller une main…. une joue…. et toujours ses regards passifs, las mais dans l’acceptation. Il sent leur regard scrutateur à travers la buée.

Ca suffit comme ça, il faut s’en aller !! D’un pas décidé Simon se dirige vers le seuil du vestiaire mais malgré toute sa détermination, il n’arrive pas à le franchir. Il est violemment repoussé à l’intérieur. Une fois, deux fois, trois fois, il tente de passer avec à chaque fois plus d’énergie. Sans succès. C’EST UNE BLAGUE, DITES-MOI QUE C’EST PAS VRAI !!!

Evidemment les sportifs débraillés n’ont même pas un regard pour lui. Simon arrache fébrilement sa chemise, il est en nage et au bord de la crise de nerf. Il tourne en rond comme un lion en cage. N’y tenant plus il donne un violent coup de poing dans le casier qui lui fait face … mais sa main s’enfonce comme dans du beurre et traverse la porte métallique jusqu’à l’épaule. Entrainer dans son élan il manque de perdre l’équilibre et de s’écrouler…. à l’intérieur du casier ! Encore une surprise qu’il n’avait pas vu venir !! QUAND EST CE QUE CA VA S’ARRETER TOUT CE CIRQUE !!!

Il se force à vider ses poumons et expire de longues goulées d’air. Les sportifs entonnent maintenant en cœur des chants patriotiques, des hymnes galvanisants, des ritournelles paillardes. Simon n’en peut plus, sa tête va exploser. CA NE SE TERMINERA DONC JAMAIS!! Ca fait des heures qu’il les entend brailler plus que chanter et ils ne partent toujours pas. Le temps semble figé dans une boucle perpétuelle qui se répète et se répète encore. Les douches qui n’en finissent pas, les chants à tue-tête, les chaussettes puantes, l’humidité asphyxiante…. Il a envie de hurler pour effacer tout ça mais à la place il se dirige stoïquement vers le casier qu’il avait voulu malmené…. et passe à travers intégralement.

Pas besoin de refermer la porte derrière lui, il est là bien caché à l’intérieur du casier qui étouffe un peu les bruits des rugbymen. Il se recroqueville, accroupi, tachant de faire le vide dans son esprit. Il a juste besoin de silence pour pouvoir faire la paix dans son âme. Au moment où il rouvre enfin les yeux, il voit passer une tête à travers les parois. Il sursaute !!

Simon ne croit pas ce qu’il voit : Andy Warhol le salue de la main, le visage toujours solennel. VOUS ME VOYEZ ?

Andy Warhol lui fait un signe d’acquiescement qui lui fait monter les larmes aux yeux.

SI VOUS ETES LÀ, C’EST QUE JE SUIS MORT MOI AUSSI ?

Andy Warhol croise les bras, le regarde froidement et lui dit d’une voix sentencieuse : VOUS ETES AU PURGATOIRE.

MAIS NON…… NON, NON !!!!! Simon secoue la tête et les bras comme un enfant qui ferait un caprice. Andy Warhol opine du chapeau, la mine toujours aussi lugubre. Simon a envie d’arracher la fraise qui encadre son cou. Mutique et mystérieux, son drôle de visiteur ne dit plus un mot. Des questions, Simon en a pourtant en pagaille mais il n’obtient aucune réaction.

SORTEZ ! SORTEZ, JE VOUS DIS. ALLEZ VOUS EN PUISQUE VOUS NE SERVEZ A RIEN !!!

Andy Warhol lui fait un dernier salut de la main à la manière de la reine d’Angleterre et disparaît du casier.

ET EN PLUS IL SE FOUT DE MA GUEULE !

Mais combien de temps va t’il devoir rester dans cet endroit avec ce maniaque qui le regarde se décomposer dans cet infâme cagibi ?

QU’EST CE QUE J’AI FAIT POUR MÉRITER CA ?

VOUS ETES TROP FÉBRILE !

AH PARCE QUE VOUS PARLEZ MAINTENANT ! SORTEZ-MOI DE LÀ AU LIEU DE ME REGARDER AVEC VOTRE VISAGE FLIPPANT !!!

Andy Warhol le salue en portant la main à son chapeau (à votre service !) Instantanément Simon se tord de douleur et ressent de tout son être les tourments physiques. Il a envie de crier mais sa mâchoire est scellée. Il s’évanouit encore une fois.

C’est le vent sur ses joues qui lui fait reprendre ses esprits. Une sensation d’apesanteur aussi. Au-dessus de sa tête tout est blanc et cotonneux. Ca tournoie. Il remue un peu et entend des bruits de métal, comme des chaines qui s’entrechoquent. De stupeur, il écarquille les yeux pour se rendre compte de ce qui l’entoure. Il réalise qu’il est assis sur une chaise mais ses pieds ne touchent pas terre. La chaise est suspendue aux bouts de longues chaines, à plus de 10 m du sol. Et il tourne, tourne à n’en plus finir. Il regarde vers le bas et devine le sol à travers des filaments de brouillard. C’est vertigineux ! Tout autour de lui, d’autres chaises tournoient avec leurs passagers. Les chaises volantes font de jolis cercles harmonieux et filent dans le vent. Simon s’accroche aux accoudoirs. Il vérifie que la barre de sécurité est solidement fixée. A cette hauteur la chute serait fatale ! Les autres participants ont tous l’air de s’amuser comme des fous ! Il entend des rires, des cris d’excitation et de peur mêlées et au fond de lui ce malaise de plus en plus intense. Il est au bord de l’écœurement car le manège tournoie très vite et ne faiblit pas. Simon a l’intuition qu’il ne s’arrêtera jamais. Mais comment sortir de ce bourbier ?

CA Y EST JE SUIS ARRIVÉ EN ENFER !

Simon se tortille sur la chaise, il agrippe le dossier pour tenter de se redresser. Ramenant les genoux vers le buste, il parvient presque à se mettre debout sur sa chaise. S’il doit finir comme ça, pourquoi pas tenter quelque chose ? Sauter dans le vide par exemple, on verra bien…. De toute façon ça leur fera ni chaud ni froid à tout ces gens puisque je n’existe pour personne.

VOUS ETES DÉCIDEMENT TRÈS FÉBRILE !

Andy Warhol s’est matérialisé sur le siège à côté du sien. Il balance paisiblement ses jambes dans le vide, les bras reposant sur la barre de sécurité. Autant de flegme devient vraiment irritant.

JE NE VAIS PAS TOURNER SANS FIN COMME ÇA. IL FAUT QUE JE SORTE DE CET ENFER !!

VOUS ETES ARRIVÉ AU DEUXIEME NIVEAU DU PURGATOIRE.

Simon accueille la nouvelle d’un rire qui ressemble à un sanglot.

QU’EST CE QU’IL FAUT QUE JE FASSE POUR RETOURNER À MA VIE ?

VOTRE VIE ??? MAIS SI VOUS ETES LÀ C’EST BIEN PARCE QUE VOTRE VIE PASSÉE EST TERMINÉE ! ALLEZ, TOURNEZ LA PAGE. CHANGEZ TOUT !!!

A peine a t-il fini qu’il a disparu. Simon reste les bras ballants, ça lui a coupé toute envie de sauter dans le vide. Qu’est-ce qu’il faut comprendre ? Simon tourne les phrases de l’artiste dans tous les sens. Une page de sa vie est désormais derrière lui mais il se raccroche à l’espoir que le livre n’est pas achevé. Assis sur sa chaise en mouvement, il imagine ce que pourrait être sa vie, les yeux dans le vague.

Il devine un bout de chapeau dans son angle mort. Le bruit d’un claquement de doigt : c’est le black-out total ! Il fait nuit quand il revient à lui. Il se sent tout comateux comme s’il sortait d’un mauvais rêve qui lui collait encore à la peau. La sensation est désagréable et insidieuse, il a l’impression d’avoir été hypnotisé à son insu sans souvenir de ce qui a pu se passer. Il faut qu’il digère les choses.

Lorsqu’il essaie de se redresser, une main tendue entre dans son champ de vision. Résigné, il attrape la main gantée d’Andy Warhol, sans manifester de surprise cette fois-ci.

JE T’ENVOIE DANS LE TROISIÈME NIVEAU DU PURGATOIRE. C’EST UNE ÉTAPE DÉTERMINANTE, SI TU ÉCHOUES C’EST FINI POUR TOI !

COMMENT CA SI J’ÉCHOUE ? MAIS DE QUELLE EPREUVE S’AGIT-IL ?

JE T’ENVOIE DANS UN LIEU DE RETRAITE, A TOI D’Y METTRE A PROFIT LE TEMPS QUE TU AURAS.

L’aube succède à la pénombre. Simon se trouve dans un petit village qui semble à l’abandon. Il déambule dans les rues mortes aux façades usées. Pas une âme qui vive. Il remonte la rue principale où se trouvait la plupart des commerces : le poissonnier et sa devanture en mosaïque représentant des poissons exotiques faisant plutôt penser à une boutique d’animalerie, la boucherie avec son slogan « Ici nous sommes hippophile ! »,la boulangerie, le bar tabac « Au Gagne Petit, faites vos paris », la pharmacie et son caducée vert bouteille qui tient par le St Esprit, la cordonnerie, la droguerie Arc en Ciel….Plus il avance, plus il a l’impression de remonter dans le temps et de se retrouver quelque part au milieu des années 70. Arrivé sur la place du village, il s’arrête devant la façade de l’Hôtel de l’Amitié et sa porte principale condamnée par un rideau métallique. Il a rapidement fait le tour du petit hameau qui se résume à une artère principale flanquée de 3 ruelles adjacentes sans intérêt.

Il choisit de s’installer au-dessus d’une boutique Kodak à la devanture rouge et jaune pas totalement décrépie, juste en dessous de l’enseigne un numéro de téléphone à 6 chiffres. A l’étage supérieur, Simon surplombe toute la vallée. Quand il parvient enfin à ouvrir les deux battants en bois vermoulus de la fenêtre, un sentiment de liberté l’inonde. Il respire à fond, enfin apaisé.

JE SUIS AU PURGATOIRE ET J’HABITE UNE VILLE FANTOME ! Il esquisse un sourire malgré lui. Dans la boutique il trouve un vieil appareil argentique encore dans sa boite. A croire qu’il l’attendait. Sous le comptoir un carton regorge de petits tubes en plastique noir contenant des pellicules vierges.

Simon parcourt de nouveau les ruelles abandonnées et mitraille tous les bâtiments qui l’inspirent, entrainé dans un safari rural où il n’est dérangé par personne. La lumière rasante est parfaite. Il a hâte de tester la chambre noire. Il a toujours rêvé de faire ça.

Depuis qu’il a élu domicile dans le village, il n’a plus notion du temps qui passe. Il fait corps avec le hameau qu’il connait comme sa poche. La boutique a retrouvé son activité d’antan : partout s’accumulent les tirages et les négatifs, des séries entières dédiées à ce qui a dû être un exode rural. Sur certaines épreuves accrochées par des pinces à linge on voit un vieux tracteur et sa herse rouillée sur laquelle est perché un corbeau, un calvaire en granit grignoté par des plantes grimpantes, un abreuvoir creusé dans un tronc d’arbre offrant l’eau glougloutante des flancs de coteaux. Beaucoup de scènes bucoliques en extérieur car les bâtiments sont condamnés. Simon a eu tout loisir de vérifier, et plus il s’est cassé les dents devant les portes cadenassées et les volets fermés plus cette fin de non-recevoir lui a donné des envies transgressives à l’instar/comme de ces nouveaux aventuriers urbains traquant les zones abandonnées : vieil orphelinat, sanatorium, château en décrépitude, usines désaffectées, centre commercial en friche, discothèque et bowling délaissés… Tout est bon pour ces photographes de l’extrême qui partent explorer des maisons parfois sur le point de s’écrouler, s’immisçant dans les bâtiments privés pour les photographier dans leur jus. Passagers invisibles pour un voyage éphémère.

Pour le moment il n’a pas franchi le pas. Il préfère s’imaginer passer le seuil d’une des boutiques tandis qu’une clochette tintinnabulerait joyeusement à son passage. D’autre fois il se rêve voyageur remorquant une valise cartonnée à sa suite. Arrivé à l’hôtel il actionnerait la sonnette posée sur le comptoir de la réception. Au fond, ça le dérangerait de devoir agir comme un voleur en s’infiltrant chez les autres.

Un soir de pleine lune, Simon accroche quelques-unes de ses photos près de la porte vitrée donnant sur une vieille masure et ses deux fenêtres garnies de rideaux décorés au point de croix. Tout affairé à l’examen des tirages papier, il sursaute quand il voit passer une ombre allongée derrière les deux fenêtres voisines. Paisiblement l’ombre s’est déplacée, frôlant légèrement les rideaux. De là où il se trouve, Simon devine une forme humaine marchant droit devant elle sans lui prêter attention. Un des rideaux tremblote puis tout redevient opaque. Simon sent tous ses poils dressés sur la peau longtemps après cette apparition fugace. Il se précipite pour éteindre toutes les lumières de l’appartement et reste posté derrière la vitre le cœur battant. Mais il ne voit rien d’autre ce soir-là.

Le lendemain il se promène jusqu’à la lisière de la forêt de résineux constituant une des limites de son territoire. Simon observe la végétation dense et sauvage. Il zoome sur un tronc couvert de lichens, quelques fougères aux feuilles ciselées se détachent parmi la mousse gorgée de rosée. Après plusieurs prises macro, il prend une photo en plan large de toute la futaie. Il croit apercevoir un marcassin au loin se faufilant à travers les buissons touffus. Ca fourrage et ça bruisse dans le silence matinal. Il capture la scène, impatient de voir le rendu. Une fois la pellicule épuisée, Simon se rend dans la chambre noire pour développer ses tirages. Le procédé aussi minutieux et solennel qu’une cérémonie du thé l’enchante comme à chaque fois. Tout à tour, il trempe délicatement la pellicule dans trois cuves dans la pénombre rougeâtre du laboratoire. Le bain de révélateur laisse apparaître au fur et à mesure les images. Une fois le bain de fixateur terminé, Simon éclaire la pièce pour découvrir les contrastes et les ombres des paysages. Sur l’une d’elle, il reconnaît le pelage rêche du jeune sanglier dans l’angle gauche de la photo. L’harmonie avec la végétation est idéale, l’équilibre des clair-obscur lui donne l’impression d’être un orfèvre de la lumière.

Pourtant Simon fronce les sourcils. Mais qu’est-ce que cette tâche blanchâtre vient faire sur la branche d’un sapin ? A la loupe il ne distingue qu’une vague forme ovale.

A l’aide de l’agrandisseur, il développe de nouveau cette partie du négatif en beaucoup plus grand. Dès la première phase, il sent une vague de froid le saisir brutalement. Le bain d’arrêt et le fixateur ne font qu’accroître son angoisse. Il a face à lui le visage blafard d’une femme sans âge encadrée d’un fichu recouvrant sa chevelure comme une bonne sœur porterait le voile. Mais ce qui attire son regard et l’horrifie c’est la bouche grimaçante et les yeux méchants qui le fixent froidement. Mise à part une main effilée crochetée au tronc, le reste du corps est camouflé. La tête semble désincarnée, flottant dans les airs. C’en est trop pour Simon qui a envie de hurler malgré sa gorge sèche. Il veut appeler Andy Warhol à son secours, qu’il vienne le chercher une bonne fois pour toute. Pourtant il n’en fait rien. A la place il examine minutieusement chacune des épreuves à l’affut du visage terrifiant, sans résultat ! Alors il laisse sécher toutes les photos excepté l’agrandissement posé face contre le plan de travail puis il quitte la pièce.

Les jours suivants, Simon n’arrive pas à oublier cette inquiétante inconnue. Il passe son temps à regarder par-dessus son épaule comme un animal traqué. L’insouciance a laissé place à l’angoisse d’être épié alors que tout semple immobile et immuable. Le hameau tout entier est en hibernation. Néanmoins, Simon décide de ne faire aucune concession et poursuit ses activités habituelles. Il consacre une série de photos aux petits détails architecturaux qui attirent son œil pour en faire des tirages noir et blanc en gros plan. Tous les jours il a le même rituel : à l’heure des Vêpres, il se promène dans les rues les yeux rivés sur le ciel s’assombrissant progressivement, perdu dans ses pensées. Ce soir-là, il arpente la petite ruelle donnant sur l’hôtel. L’air est doux, une quiétude rassurante enveloppe le hameau.

Et pourtant, derrière les façades des maisons vides, des ombres évanescentes s’agitent fébrilement, des yeux avides scrutent l’obscurité. Tout à coup, Simon ressent comme un dard planté dans son échine. Il fait volte-face et aperçoit une ombre volubile derrière les croisillons d’une ogive. Le nez en l’air, il observe maintenant chaque fenêtre devinant l’effervescence ambiante. Des chuchotements aux sonorités chuintantes montent du sol. Eperdu, Simon court dans la rue, cherchant son salut dans la boutique Kodak. Vite il se claquemure dans la maisonnette silencieuse, les poumons en feu. Il tente de reprendre son souffle, haletant bruyamment. Les voix se rapprochent et s’insinuent jusqu’à lui dans un gargouillis menaçant et obscène. Sans en comprendre le sens il en saisit facilement l’essence. Il faut fuir au plus vite ce lieu possédé dont il est prisonnier mais il se sent complètement démuni. Carapaté sous sa couette, Simon finit par s’endormir sans avoir trouvé de solution.

Il reste prostré là 2 jours et 2 nuits n’ayant plus goût à rien. Le silence et la solitude lui pèsent plus que jamais, au risque de devenir fou. A moitié somnolent, il repense à toutes ces fenêtres qui ont soudain pris vie quand un détail lui revient brusquement. Il se revoit passer devant l’hôtel, ses yeux en l’air s’attardant un millième de seconde sur une lucarne, un énorme œil de bœuf ovale plus précisément. Et cette lucarne (comment ne l’a t-il pas remarqué auparavant ?) ….était entrouverte.

Prenant son courage à deux mains, Simon se convainc de tenter l’expédition au petit matin. Peut-être trouvera t’il là-bas quelque chose d’intéressant à exploiter… Muni d’une lampe torche il escalade la façade, s’accrochant aux gouttières où il s’écorche les doigts. Après un accroc dans son pull et quelques acrobaties malhabiles le laissant en nage, il parvient enfin à hauteur de l’œil de bœuf. De l’autre côté se trouve une petit pièce, sans doute une chambre de bonne. Le mobilier est sommaire, aucune décoration aux murs, juste un lit à une place en acier brossé et une grande armoire normande. Il traverse l’ouverture et manque de glisser sur une carpette élimée posée juste sous la fenêtre. Simon jure entre ses dents, tous ses nerfs tendus à bloc. L’armoire est vide et le reste est sans intérêt. Il quitte la pièce pour se retrouver dans un étroit corridor. Chacun de ses pas fait craquer le plancher, les canalisations grincent, protestant de concert mais Simon poursuit son exploration, déterminé. Atteignant un escalier en colimaçon, il s’appuie à la rambarde branlante qui laisse échapper un soupir plaintif. L’atmosphère est terriblement humide et une odeur âcre de moisie envahit ses narines. Le papier peint délavé s’effrite en lambeaux, des bandes racornies se détachent du mur et viennent effleurer la peau de son visage comme des langues affamées, à mesure qu’il descend l’escalier exiguë. Malgré la clarté du matin, la maison n’est qu’une succession de recoins oubliés qui n’ont pas envie d’être dépoussiérés.

Il s’arrête enfin au rez-de-chaussée, le cœur battant. Sa lampe torche balaye le hall en mouvements circulaires. Simon aperçoit alors une porte menant au sous-sol. D’un bond pas, il se dirige vers elle quand son pied butte sur une latte de parquet qui s’est soulevée. N’ayant rien vers quoi se raccrocher, il tombe de tout son long et sa lampe de poche se fracasse par terre. Plus choqué par le bruit de sa chute et le nuage de poussière qui l’a assailli que par la douleur, il se relève un peu sonné. Sous son corps il a senti une vibration sourde dans le sol. Pire encore, autour de lui, toutes les canalisations et les colonnes d’eau vibrent violemment dans les murs.

C’est devenu menaçant ! Simon ne doit plus trainer dans les parages. Il actionne la poignée ronde de la porte du sous-sol mais elle lui reste entre les mains. Dans l’urgence, il essaie de pousser la porte des deux mains sans succès. Quant à ses mains, elles s’enfoncent dans le bois jusqu’aux coudes mais il n’arrive pas à traverser l’obstacle. Il a l’impression d’être absorbé par la matière comme si elle voulait faire corps avec lui et l’emprisonner. Il se débat pour se dépêtrer de là sentant déjà un engourdissement de mauvais augure. Il s’arrache finalement de la porte après une lutte désespérée. Courant de toute part en quête d’une issue, il renverse au passage un porte parapluie et une banquette. Il n’arrive plus à être rationnel, il veut juste sortir !! Arrivé aux cuisines, il découvre près de la chambre froide, un soupirail qui donne sur la rue. Avec la force du désespoir, il arrache le grillage qui le condamne et s’extirpe en rampant vers la sortie.

Sur le trottoir, il reprend enfin son souffle et hurle à la ronde à l’adresse d’Andy Warhol :

HEY, C’EST CA TON LIEU DE RETRAITE ?! JE VEUX PAS RESTER LÀ !! T’ENTEND : SORS-MOI DE LÀ !!!

Il évacue toute sa colère et son angoisse jusqu’à ce qu’il se fatigue de crier dans le vide. Il se sent éreinté mais il veut faire le tour du hameau à la recherche d’une faille dans laquelle il pourrait se glisser. C’est peine perdue : il est fait comme un rat ! De retour chez lui, il ronge son frein jusqu’au soir.

Proche de la catatonie, Simon se met au lit et éteint la lumière. Dans la pénombre de la nuit claire il distingue une main posée sur le chambranle de la porte en train d’entrebâiller tout doucement la pièce. Précipitamment il rallume la lumière de sa lampe de chevet : rien, la pièce est vide ! Mais il découvre que la porte de sa chambre est entrouverte. Il reste pétrifié sur place. Refermer la porte est au-dessus de ses forces ! D’une main tremblante il éteint la lumière de nouveau en espérant chasser ainsi le mauvais esprit. Mauvaise idée ! De profil, un visage à peine éclairé par la lune pointe son nez …. un peu plus près dans la pièce. Il hurle tandis que la tête se tourne vers lui, un sourire tordu lui mangeant les lèvres. Simon rallume la lumière terrorisé, ses cris de terreur résonnent plusieurs fois dans la pièce. Il se tient le cœur d’une main et de l’autre il cherche un objet massif pour se défendre. Puis il reprend peu à peu son souffle, nimbé de la lumière rassurante de sa lampe de chevet.

Au dehors, le vent s’est levé charriant avec lui d’épais nuages. Un orme aux branches démesurées caresse les carreaux de la maison voisine. Rapidement des bourrasques soutenues viennent chahuter l’arbre et ses branchages cognent maintenant la bâtisse. Des éclairs strient le ciel, de plus en plus proches. D’un coup, une pluie diluvienne s’abat sur le village. Simon serre la couette fébrilement contre lui. Au moment où la pluie se calme et donne un moment de répit à la terre martelée, un énorme coup de tonnerre retenti. Quelques instants plus tard un éclair zèbre la façade Kodak. Des crépitements puis….coupure de courant !

Nuit noire dans la pièce. Terrorisé, Simon plisse les yeux et fouille dans le tiroir de sa table de chevet à la recherche d’une bougie. Trop fébrile, ses gestes sont maladroits et ses doigts se referment sur le vide. Soudain il sent une odeur putride dans son cou. Sa respiration saccadée couvre tous les autres bruits de la nuit. Il a envie de fermer les yeux et disparaître sous terre mais il se force à regarder autour de lui. Et là…ses yeux tombent brutalement sur un visage vorace se jetant sur lui, les yeux exorbités et fous !!!! Il hurle en bondissant du lit le plus loin possible de cette monstrueuse chose. La couette greffée au corps il sort de la chambre en courant. Il sent la bête toute excitée à ses trousses. Des spasmes le secouent de la tête aux pieds tandis qu’il continue de s’enfuir sans but.

JE VEUX PARTIR D’ICI ! LAISSE-MOI M’EN ALLER ! S’IL TE PLAIT RÉPOND MOI ! Supplie-t-il, les joues striées de larmes.

Andy Warhol se matérialise soudain devant à lui. Simon ose à peine y croire !!!

QU’EST CE QUI SE PASSE ICI ? JE NE VOIS QUE DES MONSTRES ET DES FANTOMES PARTOUT !

Andy Warhol le coupe d’un mouvement de la main.

JE VAIS TE POSER UNE QUESTION. CONCENTRES TOI BIEN, TA REPONSE SERA CRUCIALE. SOIT TU RÉPONDS JUSTE ET TU SERAS SAUVÉ SOIT TU RÉPONDS FAUX ET JE NE POURRAIS PLUS RIEN FAIRE POUR TOI.

Simon est suspendu aux lèvres de l’homme au chapeau, impatient d’en finir.

QUEL EST LE MOIS DE L’ANNEE QUE TU PRÉFÈRES ?

COMMENT ÇA ?!!! C’EST ÇA LA QUESTION ?

OUI, C’EST BIEN MA QUESTION !

Au supplice, Simon tergiverse, se tord les mains entre elles, sentant le piège sans en connaître la parade. Andy Warhol se délecte de son malaise.

ALLEZ, ALLEZ !! ON NE VA PAS RESTER PLANTER LÀ INDÉFINIMENT ! LA GOULE NE VA PAS TARDER À REVENIR !

HEIN, LA GOULE ? C’EST LE NOM QUE VOUS DONNEZ À CETTE AFFREUSE CHOSE ?!!

Il jette un œil furtif autour de lui, se sentant sur des charbons ardents. Réfléchissant à toute allure, il répond au hasard :

SEPTEMBRE !?

TU ES BIEN SÛR DE TA RÉPONSE ?

Simon a tellement chaud, il suffoque avec sa couette toujours accrochée au bras. Rouge écarlate, il acquiesce timidement.

MAUVAISE RÉPONSE !

NON, S’IL VOUS PLAIT SOYEZ INDULGENT !!

Simon se pend à la fraise surdimensionnée d’Andy Warhol qui a un geste de recul. La collerette s’étire et rebondie mollement sur le plastron de l’artiste qui secoue la tête d’un air désapprobateur.

TSS, TSS, TSS, VOUS VOILÀ ENCORE ET TOUJOURS SI FEBRILE …

Soudain tout disparaît autour de lui, remplacé par un fond blanc.

…FIBRILATEUR. VITE, OÙ EST CE DÉFIBRILATEUR BON DIEU ?!!!!!

Il est allongé par terre dans une position tordue. Son corps désarticulé pèse une tonne et il ne peut pas du tout bouger. On le manipule avec précaution pour le mettre sur le dos. La pupille fixe, il a vue sur les moulures en rosace du plafond. Premier soubresaut. Il sent une coulure chaude le long de son pantalon. Deuxième soubresaut, le goût de la tapenade d’olive noire remonte dans son œsophage. Dernier sursaut, sa paupière droite tressaute.

CA Y EST IL REVIENT !!! ON A FAILLI LE PERDRE, C’ÉTAIT MOINS UNE !!

MONSIEUR VOUS M’ENTENDEZ ? EST CE QUE VOUS M’ENTENDEZ MONSIEUR ?

Simon a la nuque toute raide. Il est si tendu qu’un de ses nerfs s’est pincé et le lance horriblement dans le cou. Malgré cela il tourne la tête vers la voix, les yeux mi-clos. La douloureuse rotation le ramène alors vers le portrait géant situé derrière l’urgentiste. Pour la dernière fois, il croise le regard hautain d’Andy Warhol qui le surplombe de toute sa hauteur dans son joli cadre doré.

ALLEZ VITE, ON L’EMBARQUE SUR LA CIVIÈRE !

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