Est ce que l’un d’entre vous peut se vanter d’avoir été pris en filature par son amoureuse avant la vraie rencontre ?

Quand Elise m’avait avoué son stratagème quelques temps après, j’avais trouvé ça très fantasque et audacieux. J’avoue que mon ego s’était aussi senti flatté. Pour la première fois j’avais l’impression d’être important aux yeux de quelqu’un, du moins suffisamment pour piquer la curiosité d’une jolie demoiselle.

La première fois qu’elle m’avait vu, elle n’avait en fait aperçu qu’une partie de mon cou et de mon front. Elise avait la tête penchée en arrière en plein shampoinnage et s’imaginait à quoi je pouvais ressembler tandis qu’une autre coiffeuse finissait de rafraichir le contour de mes oreilles. Un petit coup de miroir dans mon dos pour s’assurer que l’ensemble me convenait, j’avais opiné du chef, un sourire satisfait. Elise avait alors eu juste le temps d’attraper mon reflet dans ce miroir et c’est ce qui avait fait tilt dans sa tête.

Elle avait décidé de découvrir qui j’étais.

Ca aurait peut être dû me mettre la puce à l’oreille mais à cette époque je n’avais pas encore de système d’alarme interne qui s’allumait pour me dire « Attention, sujet à risque !» L’équipement radar viendrait par la suite. Je m’étais émerveillé devant tant d’ingéniosité pour chercher à retrouver ma trace puis observer et noter mes habitudes. Elise avait patiemment analysé mes déplacements dans le quartier et avait fait en sorte que l’on se croise régulièrement afin que son visage me devienne familier. Tant est si bien qu’au fil de l’eau on se faisait un petit signe de tête en se croisant, un bonjour anodin, un sourire de connivence jusqu’au matin du 8 décembre où il avait tant neigé que tout le réseau routier était paralysé et les transports en commun fonctionnaient au ralenti. A moitié congelés sous l’abribus, on avait commencé à discuter. C’est là que tout avait vraiment démarré. Faut dire qu’elle était terriblement attirante dans son petit manteau de Chaperon Rouge comme j’aimais l’appeler, avec les gants et le bonnet assortis aussi écarlates qu’une sanguine !

Elise ou l’Apôtre de la féminité ! Un autre surnom que je lui donnais mais dans mon for intérieur celui-là. Elle redoublait d’artifice pour être toujours plus séduisante, plus raffinée (selon ses propres critères), plus affinée même. J’avoue que ses talons hauts me chaviraient, elle savait comment mettre en valeur ses jambes fuselées, son regard de biche ingénue, ses long doigts au ongles parfaitement taillés et peinturlurés. Manucurés et vernis m’aurait-elle repris, un rien condescendante.

J’ai vécu une lune de miel sans nuage pendant environ 6 mois. Elise c’était la version banlieusarde de la pétillante blonde Cerise de la pub Groupama. toujours souriante, aimable, à votre service ! D’humeur enjouée, elle était partante pour toutes les sorties. J’étais sous son charme, complètement séduit et en confiance lorsqu’on avait envisagé de vivre ensemble. Après tout, louer chacun un appartement dans la même ville alors qu’on était quasiment toujours dans le sien, ça n’avait pas de sens. Et quand on voit le prix des loyers !!! Le soir de la fête de la Musique, je lui avais annoncé que j’avais donné ma dédit. Elle m’avait sauté dans les bras en plein concert :

«Mon gros chat, on va être heureux tout les deux. C’est le plus beau jour de ma vie !»

«De bon augure !» me disais-je. Je me raccrocherai longtemps à ces deux phrases qui ouvraient tant de perspectives mirifiques.

Notre relation était fusionnelle et pour moi qui n’avait pas beaucoup d’amis, ça me convenait très bien. Du moins au début….

Elise aimait que l’on soit en symbiose tous les deux. Il fallait que tout soit raccord, que l’on parle d’une seule voix, que l’on adore les mêmes choses et si l’on parvenait à l’orgasme simultanément, point bonus : on atteignait alors le paroxysme de la béatitude.

Un dimanche comme un autre je me réveillais tout groggy, un doigt insistant m’asticotant l’épaule depuis quelques minutes. Les yeux mi-clos je devinais que quelque chose clochait quand je me retournais vers Elise qui faisait la moue, adossée aux oreillers.

«Qu’est ce qu’il y a ma bichette ? Ca va pas ?»

«Cette nuit tu m’as tourné le dos en dormant !»

«Et ?»

«Comment ça : et ? Tu t’occupes plus de moi, tu me protèges plus en faisant ça !»

Estomaqué et perplexe j’énonçais l’évidence :

«Mais …. je dormais !!!! Ce n’étais pas conscient !!!»

«Ben tu vois même ton subconscient, il me délaisse !»

Ses yeux me lançaient des éclairs, l’instant fugace où je me disais qu’il n’y a pas plus inepte comme conversation fut balayé par ce regard accusateur qui me fit me sentir misérable.

«Mais non ma puce, je ne veux pas te délaisser !! Qu’est ce que tu vas chercher ?!»

Ca y est, j’étais pris dans ses filets ! C’est ce matin là qu’elle m’avait habilement saucissonné et je m’étais aperçu de rien.

Elise avait ensuite méthodiquement tout régenté. Mon annuaire téléphonique avait été passé au crible et chaque prénom féminin avait dû être soigneusement justifié. Mon amie était jalouse, ce qui pouvait donner un certain piquant à la relation mais plus que de raison ça mettait mes nerfs à rude épreuve. Je pensais trouver des moments de répit au travail. Que nenni, elle avait même colonisé mon oasis de survie en m’appelant plusieurs fois par jour que je sois en réunion ou non. C’était devenu une attraction pour mes collègues de bureau qui avaient saisi l’ampleur de sa pathologie à l’occasion d’un épisode gastro entérique particulièrement actif où j’avais dû m’absenter un long moment aux toilettes sans mon téléphone. 5 appels en absence, je vous laisse imaginer ….

J’étais sur les dents en permanence. A tel point que je me suis remis à fumer en cachette. Si elle l’avait su elle ne me l’aurait jamais pardonné alors je suçais des pastilles Vichy pour masquer l’odeur de tabac. Et même ça, ça l’agaçait ! Elle se montrait soupçonneuse pour tout et n’importe quoi. Il suffisait d’un rien pour déclencher l’incendie et elle devenait alors très agressive et vulgaire.

«Mais qu’est ce que tu fiches avec ces bonbons à la menthe tout le temps, cette haleine de Febreze en permanence !!! Qu’est ce que tu cherches à camoufler ?Tu fais des saloperies avec ta bouche quand je suis pas là, hein, c’est ça ? »

«Mais arrête enfin, tu dis n’importe quoi !!!»

Je me défendais mollement et ça la rendait encore plus dingue. J’avais alors droit à «la déferlante» ! Une logorrhée ininterrompue ponctuée de projections salivaires. Spectacle son et lumière garanti! Une reconversion professionnelle que j’aurais pu lui suggérer : apnéiste, elle aurait eu de l’avenir devant elle. Je pensais à des choses de ce genre là quand elle me houspillait comme un malotru. Ca m’aidait à relativiser et à calmer ses crises car je finissais systématiquement par m’excuser pour pouvoir passer à autre chose …. et je continuais de sucer mes pastilles … en secret !

Il y avait des moments heureux aussi. Surtout quand j’étais malade à vrai dire. Alors là j’avais droit au grand jeu de l’infirmière particulière. Lorsque j’étais alité à la maison, elle devenait mon assistante à domicile et me choyait avec toute la patience et la sollicitude des premiers jours. Roucoulades et massages versus jérémiades et vilipendages, j’avais presque envie de cultiver la maladie ! Dans ces moments là je redevenais romantique et voulais lui faire plaisir. J’aimais la surprendre, voir sa petite trogne se fendre d’un sourire enfantin si craquant. L’espace d’un instant je devinais à quoi elle avait pu ressembler petite fille. Elise aimait être le centre de l’attention, le point névralgique vers lequel tout convergeait. Sa phrase fétiche ou devrais-je dire sa devise : «On laisse pas bébé dans un coin !»

Ca va de soit, Dirting Dancing était son film favori. Je m’étais mis en tête de lui proposer de prendre des cours de danse ensemble et m’étais renseigné sur un cours de salsa. On avait bien démarré, la prof avait vanté son déhanché souple et félin. Elise aimait les danses latines et apprenait les pas consciencieusement. J’arrivais à suivre aussi. Mais ce qui la rendait folle c’était la «rueda» à la fin de chaque cours. Les couples formaient alors un cercle et nous devions tous exécuter les même pas et figures en changeant de cavalier. Je la voyais qui essayait de se contenir. Elle ne supportait pas que je puisse esquisser quelques pas dans les bras d’une autre. Alors de plusieurs autres ….. Elle fulminait ! Le jour où un partenaire aux mains moites lui marcha à pleine semelle sur les orteils, ce fut la goutte d’eau. Elle décida que c’était fini. Le verdict était sans appel !

Certains aspects de sa personnalité étaient attendrissants, son côté fleur bleue un peu kitch comme ses cadeaux en témoignaient. Elle m’avait par exemple offert un calendrier personnalisé avec des photos de notre couple, des clichés d’un romantisme naïf : nous deux enlacés regardant en direction de l’horizon au soleil couchant, nous deux en haut d’un calvaire les bras en croix comme dans Titanic, nous deux courants dans les vaguelettes de bord de plage etc … Le mois de décembre s’achevait sur nous deux, sirotants le même milk shake une paille à la bouche dans une mimique tragi-comique.

Pour son anniversaire je lui offrais des places pour aller à Disneyland. Je savais qu’elle raffolait de toutes ces princesses de dessin animé. Il faisait un temps radieux ce jour là et le parc affichait presque complet. On passait plus de temps à déambuler dans les allées, émerveillés par les décors, qu’à faire des attractions mais ça ne me gênait pas outre mesure. Elise était contente, je lui avais offert le diadème de la Reine des neiges. On arrivait maintenant dans l’univers d’Alice aux Pays des Merveilles. Après avoir parcouru le labyrinthe de la méchante reine de cœur, elle voulut absolument faire l’attraction des tasses qui tournent sur elle même. S’il y a bien une chose que je crains dans les manèges ce sont les mouvements circulaires répétés qui me donnent à chaque fois la nausée. J’expliquais à Elise que je ne pouvais pas l’accompagner pour cette raison. Pour une fois, elle ne fit pas cas de mon refus et y alla seule.

Tandis qu’elle faisait la queue, je vis un peu plus loin un attroupement autour du personnage de Cendrillon. Une jolie blonde pulpeuse dans une robe à crinoline bleue. Je pensais innocemment :

«Tiens et si je faisais une photo avec Cendrillon, Elise adore ce personnage ! Ca la fera marrer de me voir poser avec elle !»

Croyez moi, ça ne l’a pas fait marrer du tout. La température est subitement passée de «au beau fixe» à «tempête glaciale» et Elise m’a crucifié sur place. J’avais osé m’afficher avec cette pouffiasse qui ne ressemblait même pas à Cendrillon et quand bien même ça aurait été le cas, c’est elle qui aurait dû apparaître sur la photo, pas moi. Elle était hors d’elle et ne s’apercevait pas que tout le monde nous regardait d’un air affligé. Je lui avais gâché la sortie et elle ne garderait que ce souvenir de sa journée d’anniversaire. Bref j’étais en dessous de tout, un fois de plus. Pour finir, j’avais proposé d’effacer la photo compromettante ce qu’elle avait fait elle même après m’avoir arraché l’appareil des mains. Elle m’en avait tout de même gardé rancune les jours suivants.

Je supportais de moins en moins ce jeu des montagnes russes avec mes nerfs. Elle n’y attachait pourtant aucune importance et quand je voulais aborder le sujet avec elle, elle faisait mine d’avoir quelque chose de plus urgent, de plus important à faire pour couper court à la discussion. Les rares fois où je me montrais vraiment contrarié elle jouait la carte de la réconciliation sur l’oreiller. Ca marchait plutôt bien et j’aurai dû en abuser plus souvent mais je refusais de rentrer dans ce jeu de dupe. Je voulais juste que l’on soit bien l’un avec l’autre, sans manigance.

J’essayais de me convaincre d’y croire encore en pensant à ces mots qu’elle avait dit. «Heureux – tous les deux !» A chaque fois, cela faisait écho à cette confidence qu’elle m’avait faite et qui l’avait dévasté quand elle l’avait appris : Elise était stérile. Ca faisait comme un vide dans son ventre et dans sa vie. Un vide qu’elle voulait que je remplisse constamment sauf que le réceptacle était poreux. Il était illusoire de vouloir le réparer, j’en avais conscience ! Alors pour compenser je lui passais tous ses caprices. Des fois elle me mettait carrément devant le fait accompli sans m’avoir consulté avant.

«Tiens au fait, je nous ai pré-inscrit au jeu télé Les Zamours y a un mois et tu sais quoi ? Nous sommes sélectionnés !!! Chuis trop contente ! On passe en tournage le 29, tu penses à prendre ta journée ok !»

«Mais c’est dans moins de 10 jours, t’aurais pu m’en parler avant !!!!»

«Et ça change quoi ? Tu crois que t’aurais pu choisir la date ?!!! Qu’est ce que t’es naïf !!!»

«Mais c’est pas la question de la date !! Tu t’es pas dit que j’avais peut être pas envie de passer à la télé pour répondre à des questions battues et rebattues toutes plus stupides les unes que les autres ?»

«Arrête d’être aussi négatif, j’te trouve carrément méprisant là !!! Pourquoi faut toujours que tu me rabaisses comme ça ? »

Devant mon air niais, elle ne me laisse pas reprendre mon souffle et enchaine :

«On fera du shopping ensemble ce week end pour te trouver une super tenue. Je veux que tu sois au top et que tu en jettes sous les projecteurs !!»

La super tenue en question : une chemisette blanc cassé manches courtes avec col Mao assorti d’un pantalon chino beige qu’elle avait choisi (volontairement ou non) une taille trop petite. Il me serrait tant que ça faisait remonter mon bourrelet de graisse de façon disgracieuse. Oui, j’avais toujours eu le ventre adipeux mais quand je me regardais devant la glace avec cette tenue je me trouvais carrément ventripotent ! Il ne manquait plus que les sabots de sécurité pour ressembler à un commis de cuisine prêt à débiter des carottes.

Même en ayant discrètement déboutonné le bouton du haut de mon pantalon je me sentis scié en deux lorsque je m’assis derrière le pupitre, sur le plateau. Après une rapide présentation des couples en lice, le jeu démarre. Les questions défilent avec une alternance mièvre/coquin, comme je m’y attendais. A chaque fois il faut choisir parmi une série de trois réponses possibles. Lorsque ma pancarte réponse n’est pas la même que celle de ma compagne, son regard en dit long. J’ai comme l’impression de boycotter le jeu alors que je fais de mon mieux. On avait répété tant de soirées !!! Elise est crispée à mes côtés, jambes et bras verrouillés. Elle ne sourit que lorsque les mouvements de caméra arrivent sur elle. L’animateur qui sent le malaise, essaie de faire quelques vannes qui ne reçoivent qu’un tiède accueil. J’ai hâte qu’on en finisse. Notre score n’est pas si ridicule puisque nous sommes toujours en course lors de la dernière manche. A nos côtés, il ne reste qu’un couple concurrent. On va passer aux questions ouvertes où les réponses sont libres.

Mais avant ça, petite pause pour que tout le monde passe à la retouche maquillage. La maquilleuse a du boulot avec moi, je me suis carrément liquéfié sur place ! Le jeu en soit je m’en moque, ça me laisse de marbre. En revanche, le comportement d’Elise me sidère. Pas un mot d’encouragement, pas un geste affectueux de sa part. Elle agit avec moi comme elle le ferait avec un partenaire de jeu récalcitrant. Je me sens instrumentalisé et ne la reconnais plus ! Ou bien se montre t-elle sous son vrai jour ? Pas le temps de débattre.

«Avant dernière question ! Messieurs, qu’aimeriez-vous dire à votre belle-mère mais que vous n’osez pas ?»

Il désigne Elise qui répond en montrant sa pancarte :

«Arrête de nous cuisiner des fayots quand on reste diner !»

Et elle se met à ricaner bruyamment d’un rire que je ne lui connais pas. Ca sonne faux. Le public rit de bon cœur avec elle tandis que le présentateur me fait signe de montrer ma réponse :

«Arrêtez de mettre des décolletés plongeants et des jupes fendues.»

Le public redouble de rire, l’animateur en rajoute lourdement, mettant les pieds dans le plat :

«Et bien, elle vous ferait pas un peu du gringue cette belle-maman !!? C’est une sacrée coquine, hein !??»

La grivoiserie faisant toujours rire les foules, il fait carton plein avec sa réplique. Elise est rouge pivoine, complètement désemparée. Ca ne se voit pas à la caméra mais elle m’agrippe le poignet violemment. J’ai l’impression qu’un rapace enfonce ses griffes dans ma chair. Cette douleur déclenche en moi un déclic. Jusqu’à présent j’ai supporté toutes les violences verbales mais là c’en est trop. Je ne reconnais plus la jeune fille vêtue de rouge qui m’a charmé. Je me sens brutalement désenvouté. Je regarde les projecteurs qui m’aveuglent et veut m’en aller. Elise n’existe soudain plus.

Je ne me souviens pas de la fin du tournage. J’ai l’impression d’avoir à mes côtés une mouche aussi insignifiante qu’agaçante qui s’évertue à voleter autour de moi. Je l’écarte, elle revient.

A cet instant je ne le lui dis rien mais j’ai une fulgurance : je sais que c’est fini entre nous ! La force de l’évidence.

Je sais aussi une chose : les pastilles Vichy, c’est terminé !

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