Filature

Xavier somnole, bercé par le ronron de la bobine de pellicule qui tourne dans la machine. Dans la pénombre, il distingue à peine les visages des quelques personnes venus voir le film. Une vieille copie d’Apocalypse now. Ils ont tous les yeux rivés sur le mur blanc où sont projetées des images en couleurs : une horde d’hélicoptères en rang serré, armés jusqu’à la garde se dirige vers le rivage, la chevauchée des Walkyries rugit dans les baffles faisant autant d’impression aux spectateurs qu’aux paysans Vietcong qui s’enfuient, terrorisés.

Boum, boum, boum !!! Trois coups martèlent la porte de la cave qui s’ouvre avec fracas.

«Vite Xavier, fait sortir tout le monde, la milice est dans le coin. Ils ne vont plus tarder.»

Xavier, couvre rapidement le projecteur d’un drap et commence à camoufler le matériel tout en s’adressant à la ronde : « Dispersion tout le monde ! Ils arrivent.»

Corinne, le regarde s’affairer et guide les spectateurs vers une porte dérobée donnant sur l’arrière de la maison.

«Il faut que je rentre moi aussi sinon ils vont trouver ça louche. Ils quadrillent tout le quartier. Ca va aller ?»

«Oui ! Ne t’inquiète pas.»

A peine est-il remonté au rez-de-chaussée qu’on sonne à la porte.

«Milice de la bienséance ! Veuillez nous ouvrir !»

Xavier entrebâille la porte doucement le regard interrogatif.

«Contrôle d’identité !»

Et sans plus de cérémonie, le petit groupe de Headlight passe le pas de la porte. Tous habillés de blanc de la tête au pied, leur aura naturelle baigne d’une lumière jaunâtre le seuil de la maison. Tandis que trois d’entre eux se dispersent dans les pièces pour fouiller chaque recoin, la quatrième se plante devant lui, le surplombant de quelques centimètres, elle le toise d’un regard hautain. De longues secondes s’écoulent sans une parole. Le jeu de regard s’éternise et Xavier a la désagréable sensation d’être scanné. Il doit se concentrer pour rester impassible.

«Un informateur nous a signalé des déplacements illicites qui convergeaient chez vous. Un regroupement d’une quinzaine de personnes environ. Où sont-elles ? J’imagine que vous n’avez pas oublié l’avertissement qui pèse sur vous depuis votre esclandre au Parlement lorsque le Musée du souvenir et de la déportation a été fermé.»

«J’ai passé la soirée seul chez moi !»

«Et qu’est-ce que vous faisiez ?»

«Je lisais !»

«Helen, tu as vu un livre trainer dans la chambre ou dans le salon ?» Ses yeux ne quittent toujours pas le visage de Xavier qui patiente les bras croisés.

«Non, je n’ai rien trouvé !» La dénommée Helen passe une tête dans l’embrasure de l’alcôve où elle est en train de vider méthodiquement une armoire. Son front irradie de lumière jusqu’à la racine de ses cheveux blonds cendrés. Les prunelles vert de gris croisent un instant ceux de Xavier puis d’un battement de cils elle reprend son activité. Xavier s’attarde encore un instant sur son cou gracile. Le grain de sa peau est parfait. Un minuscule grain de beauté affleure dans le creux de sa clavicule.

«C’est normal, je lisais le journal.» Il se saisit alors d’un journal froissé près de la cheminée, destiné à allumer le feu.

«Vraiment ?!!» Son rire cristallin est aussi agréable qu’une craie crissant sur un tableau.

«Et si vous me disiez plutôt ce que faisaient tous ces gens chez vous ?»

«Qu’est-ce qui vous prouve que je recevais chez moi ?»

«Ce n’est qu’une question de temps, ne vous inquiétez pas !»

«Je ne suis pas inquiet !»

Une heure plus tard après avoir inspecté chaque bûche, secoué la poussière des tapis et vidé le bac à compost sur le carrelage de la salle de bain, les patrouilleurs prennent congé. Helen ferme la marche sans un regard en arrière. On la dirait juchée sur coussin d’air. Sa démarche aérienne fait flotter les pans de sa tunique fendue sur les côtés.

«C’est fou ce qu’elle ressemble à une vietnamienne habillée en ao daï !» pense Xavier.

Le lendemain Xavier se rend à la Commission culturelle où il travaille depuis cinq ans. Un petit escalier usé le mène à une soupente où six bureaux s’entassent, disposés en quinconce pour exploiter chaque centimètre carré. Il marche en crabe pour atteindre le sien sans se télescoper avec son collègue de droite qui est adossé au mur, le cou penché en avant. Tandis qu’il boit avec précaution un liquide fumant, sa tête frotte le plafond, le contraignant à cette position inconfortable. La promiscuité et l’inconfort ne sont qu’un moindre mal. Le local est vétuste et mal isolé. C’est surchauffé l’été et glacial l’hiver, exposé aux rafales de vent et aux infiltrations pluviales, dans une pénombre permanente. Et tout le monde s’en moque, après tout ce ne sont que des ombres, des petites mains au service du Programme Culturel. Officiant à l’époque comme chef monteur, il se souvient de son bureau au sol parqueté et aux baies vitrées lumineuses, agrémenté d’un canapé en cuir matelassé pour accueillir ses visiteurs. Le tout deux fois plus grand que ce cagibi moisi.

Débris du passé ! Brutalement rétrogradé au poste d’assistant technicien dès les premières échauffourées, il avait atterri là. Désavoué pour ses idéaux jugés rétrogrades, Xavier restait néanmoins indispensable grâce à ses talents pour le montage vidéo. Ils espéraient néanmoins le briser petit à petit.

«Ah mais Cyril, on t’a déjà dit de ne pas fumer ici ! Tu enfumes tout le monde !» hurle Cécile.

«Ca m’aide à réfléchir, désolé ! J’ai plus de trois jours de retard, ils m’ont dans le collimateur en ce moment !»

«Mais tu pourrais avoir un peu plus de considération pour tes collègues quand même. Comment tu veux qu’on bosse, nous, dans ce fumoir qui empeste !!!»

Xavier tempère les esprits échauffés et commence à travailler sur les rushs. Rapide visionnage de la bande vidéo. Il découvre sans surprise un énième film de propagande. En substance : comment le civisme peut vous rendre meilleur. Toute la journée il s’applique à faire des assemblages à partir des enregistrements bruts. Minutieusement il compose ensuite l’ambiance sonore, isolant les bruits parasites et les ruptures de son. Il fait déjà nuit lorsqu’il termine la phase de mixage.

Un homme arrive en trombe dans le couloir et le percute au moment où il s’apprête à partir.

«Ah Xavier, vous êtes encore là ! C’est justement vous que je cherchais, il faut absolument que vous travaillez sur cette bande. J’ai besoin qu’elle soit prête pour demain midi ! C’est une vidéo de Misha, c’est prioritaire !»

«Et les excuses, ça fait pas partie de ton manuel du savoir-vivre, connard !» marmonne Xavier dans son for intérieur.

D’un geste vif, il jette le boitier contenant les bandes sur son bureau et se dirige vers la sortie ! « Ca attendra demain ! »

Misha était considérée comme la prêtresse du bon goût et de l’art de vivre, disant la messe chaque semaine sur les règles de bienséance. Elle régnait en maitre sur le documentaire de genre. Le programme marchait toujours bien chez la ménagère de plus de 50 ans mais ne faisait plus recette chez les jeunes alors un nouveau format avait vu le jour, une émission de télé-réalité. Quinze jeunes enfermés dans un hôtel particulier devaient chaque jour démontrer leur talent en excellant dans l’art de la table, de la composition florale, de la galanterie et bien d’autre mièvreries plus débilitantes les unes que les autres…

Dans son casque Xavier entend la voix haut perchée de Misha qui édicte les règles du nouveau challenge face à son jeune auditoire suspendu à ses lèvres: «Vous venez d’assister à une soirée costumée sur le thème de la marée basse et vous devez maintenant rédiger un courrier de remerciement à votre hôte. Vous avez ½ heure pour écrire cette lettre dans le respect du protocole tout en évoquant une anecdote personnelle faisant référence à la soirée et en précisant quel était votre déguisement. Attention, à mon top, c’est parti !»

Sur l’écran, toutes les têtes sont penchées sur les feuillets vierges, on n’entend plus que le crissement des stylos plume sur le papier. Xavier se frotte les yeux, blasé. Mécaniquement il synchronise les sons avec les images pour préparer le montage du film. A midi sonnante, la vidéo est prête.

A pas de loup, Xavier remonte la contre allée avec deux des siens. D’une démarche nonchalante un jeune garçon arrive à leur rencontre. On ne distingue que sa bouche car sa capuche rabattue lui mange le reste du visage : «C’est bon la voie est libre, vous pouvez y aller !».

Les trois acolytes se dispersent alors dans la nuit, à la faveur du clair de lune. Xavier est calme et déterminé, il a déjà étudié les lieux quelques jours auparavant et sait précisément où il doit agir. Il sort une bombe noire de sous son manteau ainsi que plusieurs pochoirs qu’il dispose contre un mur. D’un geste précis il remplit d’encre indélébile chaque surface et peu à peu le mur sombre s’orne de portraits de femmes : la Jeune fille à la perle côtoie la Vénus de Milo, le visage allongé de la muse de Modigliani et le portrait de Frida Kahlo, toutes contemplent la rue de leur regard intense. En dessous une légende : «Si l’art s’éteint c’est toute la société qui se meure !» Les heures s’envolent au fil des graphes, Xavier est tellement absorbé qu’il sursaute quand un sifflement aigu annonce le repliement.

«On a bien bossé les gars ! On a quadrillé tout le quartier. Magnifique ce Botticelli à côté de la vigne vierge du…»

«Allez, assez discuté, on s’tire, on bavassera après !» coupe Francis d’un voix abrupte.

Bien au chaud dans l’appartement de celui-ci, Xavier savoure son verre de vin chaud qu’il englobe d’une main, il caresse d’un œil appréciateur la bibliothèque qui lui fait face. Il ne connaît pas très bien son hôte, c’est la première fois qu’il est invité chez lui. Le barbu taciturne demeure une énigme pour lui. Perdu dans ses pensées, Xavier se ressaisit quand Francis lui tend une coupelle de viande séchée.

«Il faut qu’on cause tous les deux. Tu sais, je ne suis pas qu’un amoureux des belles lettres, de la peinture classique et de tout ce qu’on veut nous faire oublier ! Ce monde dans lequel on vit, je l’ai toujours rejeté plus ou moins passivement. Mais là j’arrive plus à encaisser ! Je fais aussi parti d’un autre groupe, je vais pas rentrer dans le détail aujourd’hui. L’organisation veut taper du poing un grand coup. Il nous faut un message fort. »

«Où tu veux en venir au juste ?»

«J’ai besoin de ton aide, il faut que tu me fasses rentrer discrètement dans les bureaux de la Commission.»

«Pourquoi ?»

«Il faut que je récupère une vidéo. Ca pourrait bien faire changer le cours des choses. J’ai une référence précise. Y a que toi qui peut nous aider.»

«Fais voir cette référence !»

Xavier jette un œil au bout de papier qu’il lui tend.

«Tu vois ces deux premières lettres, ça signifie que ce sont des documents ultra confidentiels ! Ils sont consignés au sous-sol dans la zone de haute sécurité des archives. Malheureusement je n’ai pas accès à la salle où ils les stockent. Désolé de te décevoir mais tu fondes tes espoirs sur le mauvais cheval !»

Avec un sourire de façade, Xavier se renfonce dans son dossier, il sent un filet de sueur s’étaler au milieu de son dos.

«Je sais bien que tu n’as plus les mêmes accès qu’avant, c’est bien pour ça que je dois venir avec toi. Ils vont me faire passer un décodeur ultra performant pour décrypter le serveur d’identification et un brouilleur vidéo pour tromper la sécurité. Il faut qu’on soit deux pour se répartir les tâches. Je te garantis, ce sera sans bavure. Si tu réussis à me faire franchir l’entrée du bâtiment, ce ne sera plus qu’un jeu d’enfant !»

«Qu’est ce qui te rend si confiant alors que tu ne sais même pas où tu vas foutre les pieds ?»

«J’ai eu des infos et des instructions très détaillées, rien n’a été laissé au hasard. Ces gars, ce sont des vrais pros !»

«Alors pourquoi c’est pas eux qui s’y collent ?»

«Ils peuvent pas s’introduire de nuit. La sécurité est renforcée. Ils mettront trop de temps à désactiver tous les systèmes et l’équipe de surveillance s’en apercevra vite le lendemain. Ils ne veulent pas faire de vague. Ma visite doit rester secrète. Il faut que tu nous fasses entrer avec ton badge comme tu le fais chaque matin. On va se la jouer incognito !»

«J’ai pas encore dit oui.»

Xavier fait les cent pas dans le hall d’entrée de sa maison, les yeux rivés sur sa montre. Francis a déjà cinq minutes de retard sur le timing qu’ils se sont fixé. Deux semaines à plancher sur le déroulé des opérations, la répartition des rôles et les différents scénarios possibles. Chaque option a été passée au crible. Il a aussi eu le temps de se demander plus d’une centaine de fois s’il avait pris la bonne décision. «Mais dans quel merdier je me suis fourré ! Je suis déjà fiché, un seul pas de côté et je suis foutu et voilà que je me laisse embobiner par le premier venu !» Il a si bien cultivé son stress en alternant montées d’adrénaline et coups de pompe, qu’un énorme bouton de fièvre rubicond a bourgeonné au coin de sa bouche. Tout à son agacement, il n’arrête pas de frotter la protubérance rugueuse. La croute finit par se fendiller et un filet de sang coule le long de son menton. «Rhhaaa, il manquait plus que ça !»Sur ces entre fêtes, Francis arrive tout essoufflé.

«Désolé, juste un petit contre temps !»

Le regard courroucé de Xavier le contraint à se justifier.

Francis se gratte l’arrière de la tête, embarrassé : «J’ai vomi mon café au lait au moment où je mettais mon veston. Je me suis laissé surprendre, j’en ai mis partout.»

«Finalement je me serai bien passé des détails. Allez en route !»

Au portique de sécurité du grand hall, Xavier présente son badge comme chaque matin et explique qu’il est accompagné d’un prestataire venu lui proposer du matériel de mixage contenu dans l’attaché case de Francis. Le gardien opine du chef et les laisse entrer. Francis affiche un sourire satisfait et balaie des yeux les étages supérieurs.

«Passons aux choses sérieuses maintenant ! L’escalier de service est par là.»

Faisant mine de se rendre au dernier étage, Xavier commence à monter la cage d’escalier avec Francis à sa suite.

«C’est bon, y a personne dans les parages, vite on descend au sous-sol !»

Le plan se déroule comme prévu jusqu’à l’accès dans la zone de stockage des documents. Dès le premier essai du décodeur, la porte qui les intéresse se déverrouille et coulisse en silence. La longue pièce rectangulaire où ils entrent est remplie de grandes armoires métalliques, alignées les unes avec les autres. C’est la première fois que Xavier pénètre dans cet endroit. Etrangement il se remémore une très vieille photo montrant les tout premiers ordinateurs, des tours impressionnantes débordant de tubes, de diodes et de câbles envahissant des salles entières. Ici aussi les armoires sont imposantes. Très rapidement ils parcourent les différents rayonnages et constatent que les documents sont parfaitement indexés.

«Ca y est, j’ai trouvé ce que tu cherches !» Xavier brandit un CD vidéo, triomphant.

«Fais voir, il faut le visionner pour être sûre que c’est le bon.»

«Mais comment tu pourras savoir que c’est le bon ?»

«Ils m’ont dit que la vidéo parlera d’elle-même….»

«Alors vite ! Il faut pas trainer trop longtemps ici !»

Francis enclenche fébrilement le CD dans son lecteur portable.

Sur l’écran, un homme en blouse blanche est face à une série de tubes d’essai et de bec bunsen, un microscope et d’autres appareils de mesure. Il a tout l’air de se trouver dans un laboratoire où dans une salle de classe sacrément équipée !

«Compte rendu n°43. La conception planifiée donne enfin ses premiers résultats satisfaisants. Je vais simplifier au maximum sans rentrer dans les détails techniques pour que vous compreniez l’essentiel. Comme vous le savez, il s’esclaffe pour lui-même en ajoutant, forcément vous êtes nos commanditaires, voilà maintenant sept ans que nous travaillons sur les cellules souches pour en extraire les meilleurs gènes et créer une espèce beaucoup plus résistante, plus sociable aussi. Enfin nous y sommes, la nouvelle génération est en route !

Le visage se rapproche de la caméra, un gros plan tente de saisir son regard qui papillonne dans tous les sens sans parvenir à se fixer sur un point.

Nous avons réussi à reconfigurer l’ADN pour annihiler les agents violents qui pourraient conduire à des actes criminels. Les agents pathogènes que nous avons inoculés ont tous été combattus avec succès par l’organisme des sujets-test. Vous trouverez notre protocole dans ce support-papier que l’on vous remettra après le visionnage. Les résultats sont saisissants : les sujets encore très jeunes présentent déjà des dispositions intellectuelles nettement supérieures à la moyenne, leur comportement est complètement pacifique et ils font preuve de beaucoup d’interaction entre eux. Nous avons aussi constaté un signe physique distinctif non voulu : leurs cheveux sont tous blonds et présentent une luminosité de la racine à la pointe du cheveu. Dans le noir nous pouvons même constater une légère phosphorescence. Pour le moment nous ne nous expliquons pas ce phénomène mais le constat est sans appel : seuls ceux qui ont cette caractéristique, ont réussi le test ADN.»

La caméra pivote alors sur la droite et fait apparaître une pièce vitrée contiguë où une dizaine de têtes blondes jouent sur des tapis, les enfants ont environ quatre ans. Le scientifique reprend :«Leur équilibre mental est stable et sain, pour le moment aucun ne se questionne sur son identité et le fait de ne pas avoir de parents.»

Francis et Xavier se regardent un bref instant, ébranlés, «pas de parents !» puis Francis accélère la vidéo.

«Compte rendu n°318. Les sujets âgés de quinze ans ne manifestent aucun signe d’agressivité, leur comportement est totalement sous contrôle grâce à notre gélule A26 qui donne des résultats probants : aucun acte d’incivisme ou de mise à l’écart constatés d’après les rapports des familles d’accueil. Au-delà des maladies infantiles qui ont été complètement éradiquées, la gélule permet d’avoir un état de santé robuste, gommant tous les terrains allergènes. Les tests de QI démontrent une intelligence supérieure à la moyenne. C’est vraiment un booster à tous les niveaux.

Il y a cependant un bémol au tableau : les sujets-tests prenant cette gélule depuis dix ans maintenant commencent à subir un effet secondaire indésirable : les prélèvements de cellules souches montrent une usure anormale. En clair les cellules se détériorent et vieillissent cinq fois plus vite que pour un individu standard, elles n’arrivent pas à se régénérer correctement. Cela pourrait avoir divers impacts sur le système cognitif à terme : un manque de concentration, une altération de la mémoire et des repères dans l’espace. Nous n’avons pas encore réussi à isoler l’agent responsable de cette dégénérescence accélérée. Quoi qu’il en soit sans prise de cette gélule, les sujets-tests perdront en grande partie tous les bénéfices en matière de résistance physique, développement intellectuel et sociabilisation. Il n’y aura quasi aucune différence avec un individu lambda n’ayant pas été conçu par assistance médicale. Et leurs cheveux ….

Xavier et Francis sont autant captivés qu’écoeurés par le discours du scientifique au regard fou. Lorsqu’ils sursautent de concert, saisis d’effroi par la cavalcade qui résonne dans le couloir, il est déjà trop tard. L’instant d’après leurs corps tressautent sur le carrelage froid, pris de spasmes musculaires incontrôlables.

«Ne bougez plus ! Un mouvement brusque et je vous envoie une décharge deux fois plus forte !»

La voix se rapproche. Xavier sent soudain une semelle le retourner comme une crêpe et le plaquer face contre terre puis deux mains le saisissent sous les aisselles pour le relever. Ses jambes ne répondent plus et dansent une gigue endiablée. Pas de répit pour les braves ! Ils sont trainés sans ménagement hors de la pièce encore tout hébétés par ce qui leur arrive.

En théorie le concept de prison était devenu obsolète à force de mutation génétique pour les jeunes générations et de lavage de cerveaux pour ceux qu’on appelait «l’ancienne garde» : tous ceux qui avaient été conçus naturellement, sans sélection médicale. Ce conditionnement collectif avait favorisé une société pacifiste, policée, inodore et incolore. Pas d’acte répréhensible pénalement donc pas de système répressif. Ceux qui déraillaient à un moment de leur existence étaient envoyés faire un stage de rééducation comportementale à l’hôpital Tûram.

La menace de l’hôpital Tûram planait sur les esprits depuis la plus tendre enfance. Depuis longtemps, les contes Andersen et Grimm prenaient la poussière dans quelques archives oubliées alors quand le père Fouettard et le Croque Mitaine n’étaient plus de taille à faire frémir les petits polissons, «Tûram» représentait l’argument ultime par son omniprésence inquiétante. Il s’agissait d’une forteresse encaissée sur un rocher abîmé en mer dont il ne restait plus que les pointes acérées. Le rivage était loin, inaccessible et séparé par des flots tumultueux battant la côte inlassablement. C’est là qu’on avait transféré le reste des prisonniers de droit commun qui n’avaient pas encore purgé toute leur peine. Ils demeuraient les premiers «sujets» de ce «stage de réinsertion» avant d’être réintroduits au compte-goutte dans la société. On pouvait facilement les reconnaître tous ces pauvres gars en combinaison verte du Service des Espaces Verts. Les yeux écarquillés, les gestes méticuleux et ralentis, ils formaient la section de la SEV.

Francis et Xavier furent séparés dès leur acheminement vers le fort rocheux. Un silence lugubre accueilli l’arrivée de Xavier. Bien vite, la porte de métal cloutée se referma dans un cri déchirant. On ne le dépouilla pas de ses vêtements, il en fut surpris. Après avoir passé trois portes et deux grilles renforcées, il arriva dans un large vestibule au sol de marbre blanc et aux murs immaculés : un vaste atrium qui distribuait les cellules situées à l’étage supérieur et munies d’une coursive. Le groupe hétéroclite que constituait les «stagiaires» avait l’air de flâner dans le bâtiment au gré de leurs envies mais de façon isolé.Tout dépenaillés, certains avait conservé des reliefs de leurs anciens habits, des vestiges qui ne tenait plus qu’à quelques fils usés jusqu’à la trame et sur lequel se mêlait quelques tissus provenant de l’hôpital. D’autres portaient la blouse et le pantalon large floqué Tûram, sans complexe. Il l’apprit plus tard, chacun faisait le choix de garder ses vêtements s’il le désirait ce qui peu ou prou signifiait sa volonté de conserver sa personnalité d’entrant, ceux qui choisissait la tenue de Tûram le faisaient de leur propre gré et symboliquement acceptaient de se soumettre.

Les gardes veillaient à ce qu’il n’y ait aucun conflit entre les différentes catégories. La vacuité était l’ennemi numéro un et elle n’épargnait personne. Aucun loisir ni rassemblement n’était autorisé mise à part à la salle vidéo diffusant inlassablement des films et documentaires de propagande qui tournaient 24h sur 24 d’une voix monocorde. La lecture était interdite, aucune musique ne venait filtrer des murs de l’hôpital, les équipements sportifs ne faisaient pas non plus partis du panorama. Les «soins» se résumaient à des séances de paroles en groupe ou en individuel, des cachets à prendre matin et soir qui vous abrutissaient. Dans un roulement bien rodé, en fin de journée Xavier et 4 de ses comparses faisaient leur sortie quotidienne d’1/2h derrière le bâtiment qui donnait sur des récifs effilés. Les gardes ne prenaient pas la peine de les surveiller, l’environnement hostile faisait le reste. Une simple balustrade les séparait du gouffre dont remontait un grésil iodé, résidu des nuages d’écumes. On racontait que parmi les déportés de droit commun, beaucoup avaient choisi de se jeter dans l’abîme plutôt que de subir le lavage de cerveau qui les consumait à petit feu.

Xavier n’était pas encore résigné ni décidé de la position à adopter. Il observait ce microcosme dont les codes lui échappaient encore. Relégué au rôle de figurant par les anciens, il apprenait à trouver sa place, à prendre la parole quand on daignait s’apercevoir de sa présence. Impossible de se soustraire aux prises médicamenteuses car ses gardiens vérifiaient systématiquement l’absorption des cachets. Il se sentait en permanence groggy, l’esprit flottant dans une brume atemporelle et c’est bien ce qui le traumatisait le plus.

Il n’avait pas revu Francis depuis son arrivée. Il avait essayé de rentrer en contact avec quelques-uns des prisonniers mais les conciliabules étaient interdits en dehors des séances de discussion de groupe. Chacun déambulait comme un zombie au milieu des autres tachant de se trouver une occupation ne gênant pas les errances muettes de son prochain. Les gardes ne leur adressaient pas non plus la parole hormis d’un ton impérieux.

Chaque jour ressemblait au précédent avec en pointillé quelques lueurs de lucidité entre deux comprimés. Il ne parvenait toujours pas à entrer en contact avec les autres résidents aussi drogués que lui. La fois où il s’était fait vomir juste après la prise du médicament, il avait été embarqué manu militari puis enfermé dans un cachot glacial mangé par les mérules. De temps en temps on lui balançait une gamelle de bouilli pour se nourrir dans laquelle avait été écrasées ses pilules, voilà ce qu’on lui avait servi pendant plusieurs jours. Il y avait des caméras partout, même dans les toilettes. Il avait compris le message.

A force de frôler les gens qui l’environnaient sans pouvoir envisager aucune interaction, il se déchargeait toujours plus de ses angoisses et de ses frustrations lors des séances de parole. Chaque fois le psychiatre positionnait des croix dans un mystérieux tableau dont il ne prenait pas la peine d’expliquer le sens ni le but recherché. Quand il s’adressait aux participants il les appelait par leurs initiales comme le faisait tous les autres geôliers.

« XB, racontez-nous un de vos rêves ! Il peut s’agir d’un rêve éveillé bien sûr. Quelle est votre pire angoisse ? Dîtes nous. »

Xavier tentait de déjouer les pièges et inventait des récits rocambolesques, s’inventait une famille recomposée aux membres atypiques et aux tempéraments imprévisibles et fougueux : tout ce qu’ils détestaient !! Il devinait les croix qui s’amoncelaient dans une grille aux critères compliqués et ça devenait sa satisfaction du jour. De temps à autre une « fête » était organisée au moment du départ d’un des pensionnaires. Le stage avait été salutaire, ce qu’accréditait le filet de bave goutant régulièrement au coin du sourire fossilisé de l’heureux élu ! Le conditionnement se durcissait au fil des semaines, c’était une réalité. Il fallait faire de la place pour accueillir les nouveaux arrivants qui étaient de plus en plus nombreux. Depuis cet été, il subissait deux séances vidéos obligatoires par jour, des entretiens individuels de plus en plus ciblés sur la faute, la culpabilité et le repentir tandis que les cellules individuelles devenaient de plus en plus étroites.

Inexorablement, Xavier sentait le temps filer entre ses doigts. Les saisons s’acheminaient jusqu’à ce modeste caillou sur lequel il survivait. Les médicaments, arme de destruction passive, remplissaient tranquillement leur mission : il devenait apathique, le cheveu mou et terne, les ongles cassants et le regard fixe enfoncé dans ses orbites ourlés de cernes noirâtres. Plus que l’ombre de lui-même il se raccrochait à ces quelques instants passés dans la nature sauvage et indomptée, de rares moments intimes sans garde rapprochée. Parmi les orties, les ronces et les champs de chardons il respirait de nouveau et tentait de sonder son esprit bâillonné. A peine s’il se souvenait de son nom et de son  prénom ! Il faisait maintenant parti des anciens, les vieilles carnes qui ne s’était pas résolues à endosser l’uniforme hospitalier. Il avait pris du galon aussi et avait pour privilège de faire partie de la SEV de Kûram, ce qui lui donnait droit à plus de moment en extérieur muni d’un râteau et d’une bêche.

Xavier et son équipe avait défriché un carré de terre rocailleuse pour essayer d’y faire pousser des aromates et légumineux. Chacun voulait y croire même si le sol s’avérait si pauvre qu’il n’y poussait que des ronces rampantes. Xavier avait pioché et bêché sans relâche cette terre sèche mêlée de fragments de roche calcaire. Grâce à l’engrais provenant de compost et au paillage du sol, le printemps suivant donna ses premiers résultats prometteurs. La sauge embaumait le lopin qui verdissait rapidement. Xavier espérait voir bientôt sortir de terre de belles tomates, des salades généreuses et des petits concombres.

Quant au personnel de l’hôpital, il voyait cette initiative d’un bon œil et la saluait sans restriction. Il l’exploitait habilement en en faisant le symbole d’une renaissance salvatrice de l’individu…mais de manière plus triviale, ce potager représentait avant tout une projection sur l’avenir : au bout du compte n’était-ce pas la future activité qui attendait tous ceux qui seraient réinjectés dans la société ?!

Xavier essayait de fuir autant que possible l’atrium qui accueillait de plus en plus de patients. C’était devenu un lieu aussi bruyant et dense qu’un jour de marché dans un bazar méridional. Cet afflux constant de population avait modifié quelque peu l’organisation. Pour l’administration des psychotropes on ne s’embarrassait plus, dorénavant les médicaments étaient directement écrasés dans la nourriture molle et pâteuse qu’on servait généreusement dans la salle de restauration. Deux gardes circulaient entre les tables pour s’assurer que tout le monde mangeait consciencieusement et finissait sa plâtrée quotidienne. Seul le bout de pain servi au petit déjeuner ne contenait pas de substance chimique.

Il fallait faire de la place pour accueillir toujours plus de pensionnaires et l’endoctrinement devait s’accomplir de gré ou…de gré. Un matin, ils avaient décidé d’installer des systèmes audio dans chaque cellule pour pouvoir diffuser des messages nocturnes. Non, ce n’était pas la méthode Harrap’s pour apprendre le chinois en accéléré mais une mélopée doucereuse prônant des préceptes aussi longs que dix tables des lois qui s’insinuaient chaque nuit dans la tête des paisibles dormeurs. En journée, les séances vidéo abrutissantes tournaient à plein régime. Xavier les connaissait par cœur. Pour certaines il pouvait même dire lequel de ses anciens collègues avaient réalisé le montage et la bande son.

Ce jour-là la qualité de la vidéo était très granuleuse et l’image sautait un peu. Il s’agissait d’un ancien reportage aux couleurs délavées présentant la troisième génération d’Headlights. Il retraçait leur parcours depuis la plus tendre enfance. Durant les cinq premières minutes le travail des chercheurs et scientifiques était encensé. On assistait ensuite au passage de tests d’intelligence et d’activité physique. Les performances des enfants sautaient aux yeux : leur rapidité d’apprentissage et leur exécution remarquable, une solidarité face à l’adversité qui les rendait attachants. On restait marqué par leur regard serein et confiant tourné vers un avenir prometteur qu’on leur assenait jour après jour.

Une petite fille aux cheveux dorés, noués en tresses était en train d’escalader un espalier. On la voyait de dos. Tac, tac, tac, tac, tac…ses jambes fluettes s’activaient aussi rapides que l’aiguille d’une machine à coudre. A peine avait-elle atteint le sommet qu’elle s’élançait vers une paire d’anneaux qui lui permettait ensuite de s’acheminer vers une poutre. On la retrouvait plus loin en train de ramper dans un bac à sable. Sa vélocité était impressionnante, elle se mouvait aussi agilement qu’un alligator au milieu d’un marécage. Arrivée à la fin du parcours elle appuya sur un buzzer et son chrono s’afficha alors sur un écran géant. Cri de joie de la petite fille qui agite les bras en l’air et se retourne vers la caméra, un rire de victoire agrandissant sa bouche. Xavier, se redresse légèrement sur son siège soudain captivé par ce qu’il voit. Ce visage poupon aux yeux d’un vert intense ne lui est pas inconnu mais sa mémoire est si confuse…Il n’arrive pas à resituer quand, où et surtout qui !

« XB, votre groupe est prêt pour le travail au jardin, alors allez-y !»

Le portail grinçant s’ouvre sur une belle journée d’automne, le violent orage de la veille a fait place à un ciel sans nuage. Il flotte dans l’air cette odeur très organique d’herbe mouillée en train de se réchauffer tout doucement au soleil. Les pas de Xavier s’enfoncent légèrement dans le sol meuble que constitue le chemin longeant le fort.

Très vite, la petite troupe hétéroclite se disperse dans le potager, chacun ayant sa place attitrée et une tache précise. Pour commencer Xavier va chercher l’engrais stocké dans les bacs à compost. A l’approche des compartiments en bois, il entend distinctement des piaillements répétés comme des cris de détresse insistants et désespérés. Il découvre alors près du petit abri où l’on conserve l’eau de pluie et le terreau, une poule sauvage au plumage noir. Malgré son agitation et son extrême nervosité, elle ne semble pas vouloir s’enfuir.

Xavier reste immobile, observant son manège du coin de l’oeil. Allant de ci, de là, progressivement la poule s’approche de lui par des chemins détournés. Elle tourne sa tête effarouchée vers lui et leur regard se croise un bref instant. L’angle de sa tête tout tordu ressemble à un point d’interrogation : «puis-je te faire confiance ?» Xavier s’accroupit délicatement, une main tendue paume en avant. La poule la picore à deux reprises puis fait mine de s’en aller avec des cris toujours aussi déchirants. Elle jette un regard en arrière vers Xavier, le temps d’une pause rapide et voyant qu’il se dirige vers elle, elle s’élance vers l’extérieur, piaillant vers Xavier comme pour lui dire de se dépêcher. Son chemin les conduit vers un buisson hérissé d’épines où juste derrière, un petit poussin englué de boue tente vainement de s’extirper, affaibli il n’a plus la force d’appeler sa maman. Ses gestes sont ceux d’un petit être épuisé mais luttant pour sa survie. A deux mètres de là, une couleuvre a les yeux braqués sur sa proie et attend froidement. Insensible aux cris de la poule, elle se rapproche imperceptiblement. Son corps ondule sur la terre molle et laisse une trainée dans son sillage.

Sans hésiter, Xavier casse un branchage et d’un geste vif il envoie balader au loin la couleuvre qui s’enfuit dans l’herbe haute sans demander son reste. Après avoir extrait le petit de sa prison mouvante, il l’enveloppe avec douceur dans son mouchoir sous les piaillements d’allégresse de la poule noire qui ne le quitte pas d’un pouce. Enfin l’opération de nettoyage terminée, le poussin est délicatement déposé près de la poule. Encore tout étourdi de fatigue, le petit fait quelques pas maladroits, titubant contre sa mère qui l’enveloppe de son aile protectrice.

Xavier les accompagne du regard, ne sachant pas s’il peut les suivre. Son attendrissement et sa curiosité le décident finalement à pister le duo. Un peu plus loin, caché derrière deux vieilles souches couvertes de mousse, la poule farfouille au milieu de brins de paille dans lesquels elle installe son petit. Quelques minutes plus tard, Xavier revient avec une belle pelote de foin qu’il dépose tout près du nid et s’en va sous l’oeil attentif de la poule noire.

Les jours suivants, Xavier va rendre visite à ses petits protégés qui le laissent s’approcher à une distance raisonnable. Aux aguets, la poule noire ne laisse pas son poussin s’éloigner à plus de deux pas. Mais Xavier sait se montrer patient pour les apprivoiser au fur et à mesure. Il leur construit un abri de fortune avec du bois de cagettes pour les protéger des intempéries et il leur ramène chaque matin des petits bouts de pain sec que les deux poules picorent allégrement. Une dizaine de jours plus tard, il obtient sa première récompense: un œuf intact à l’endroit où il leur donne habituellement du pain.

« Pour moi ? »

La poule le fixe, immobile, et reprend son activité en piaillant gaiement lorsqu’il s’empare de l’oeuf. Dorénavant chaque jour Xavier récupère son cadeau en échange des miettes de pain. Un œuf à déguster qui lui ramène en bouche milles saveurs délicieuses longtemps oubliées. Le rituel est sans faille sauf les jours où l’horaire de sa sortie est repoussé. Alors il retrouve son œuf en miette, sans doute piétiné par la poule qui aime la ponctualité. Elle peut se montrer farceuse aussi et dans ce cas il lui arrive de retrouver des oeufs dans des endroits incongrus autour de leur habitat. Le petit poussin grandit rapidement et devint à son tour une belle poule au plumage brun.

Xavier se dépêchait de faire ses travaux agricoles pour passer de plus en plus de temps avec ses amis domestiques à qui il parlait beaucoup. Il leur ouvrait son cœur tandis que les deux poules vaquaient à leurs occupations, cherchant des vers dans le sol aride.

Complètement coupé du reste du monde, il était difficile d’avoir la notion du temps qui passe. Xavier voyait les saisons s’égrener au gré des récoltes et des plantations. L’hôpital Tûram ouvrait peu sa porte vers l’extérieur. Dans la mesure où il n’était pas possible de parler avec les nouveaux arrivants, les seules informations du dehors parvenaient jusqu’ici certains dimanches soir lorsqu’ arrivait le tour de garde de Clotaire. Ce gardien taciturne ne ratait jamais le JT et permettait à quelque uns des patients de regarder l’émission télévisée, du moment qu’ils se tenaient tranquilles.

Xavier faisait toujours en sorte d’être présent. Après un reportage sur l’inauguration d’une crèche ouverte uniquement aux enfants nés grâce à la conception planifiée, le journaliste enchaina sur une altercation violente près du Parlement. Il s’agissait d’une manifestation militant pour la liberté d’expression qui fut vite dispersée par les Headlights. On voyait la milice s’élancer vers le groupuscule, des lances à eau à la main. Image suivante : la chef de file du mouvement de révolte était escortée les mains dans le dos et le visage penché en avant, maintenue étroitement par deux gardiennes qui l’encadraient. Celle qui se trouvait le plus près de la caméra avait de jolis yeux vert- de-gris et une démarche évanescente qui ne faisait plus de doute pour Xavier : il s’agissait de la jeune fille qui avait participé à la fouille de sa maison et aussi de la petite fille de la vidéo ! Cette révélation fut un choc pour lui, une décharge électrique dont il ne comprit pas tout de suite la raison.

Une chose était sûre, finie la vie recluse dans ce trou à rats, il fallait trouver un moyen de sortir d’ici !

Xavier changea progressivement de comportement. Le plus significatif fut l’instant où il revêtit l’uniforme de l’hôpital. Le message était fort, plusieurs patients lui tournèrent le dos et l’ignorèrent définitivement. Quand c’était son tour de parole en groupe, on lui coupait la parole ostensiblement. A la cantine, il était dorénavant toujours servi en dernier et ne recevait que les fonds de plats. C’était tant mieux, moins de nourriture signifiait moins de médicaments absorbés ! Il tirait profit de chaque situation qui pouvait de prime abord le désavantager.

La tenue de Tûram avait deux intérêts de taille : il montrait ainsi au corps médical qu’il acceptait le sort qui lui était réservé et in fine c’était un passeport pour regagner la société. De façon plus terre à terre la blouse présentait l’avantage d’avoir de grandes manches bien larges confectionnées dans un tissu épais et résistant qui était souvent doublé. Son premier objectif était simple : le sevrage ! Et pour cela il allait falloir feinter. A chaque repas, il mastiquait longuement les aliments sans les avaler et discrètement il recrachait tout dans ses manches qu’il avait renforcé de l’intérieur, quand personne ne le regardait. Ce petit manège lui demandait une extrême vigilance mais du moment que son assiette était vide on ne s’appesantissait pas sur sa nonchalance soudaine. Pour ne pas mourir de faim il comptait sur son morceau de pain du matin, les deux œufs quotidiens des poules ainsi que des légumes qu’il arrivait à chaparder dans le potager et qu’il se dépêchait de manger sur place : concombre, carotte et salade, basilic et menthe fraiche. Tout y passait ! Au petit déjeuner dès qu’il voyait un crouton ou un reste de pain trainer il le camouflait dans ses manches pour les poules ou pour sa propre consommation. Quant à la nourriture de l’hôpital il attendait d’être à l’extérieur pour l’enterrer sous des ronces.

Les premiers temps il avait passé des jours et des nuits terribles à suer et trembler de tous ses membres, luttant contre la dépendance. Il s’était forcé à passer le plus de temps possible dans la salle vidéo car rester allongé dans sa cellule aurait pu paraître suspect. Puis une fois son corps débarrassé de toute substance chimique, il s’était senti revivre comme si tous ses sens avaient été mis sous cloche pendant des années !

Finalement, ce qui lui demandait le plus d’effort était ce jeu de dupes qu’il devait adopter en permanence pour tromper ses gardiens et le personnel médical. Docile, il faisait ce qu’on attendait de lui en se composant des attitudes indolentes proche de la catatonie pour ne laisser aucun doute sur son degré d’accoutumance.

Puis un jour ordinaire le sésame arriva !

Le trajet jusqu’au continent, Xavier n’en eu presque pas conscience à l’arrière d’une vieille estafette sans fenêtre. Secoué à chaque ornière du chemin, il apercevait le paysage qui défilait à travers le pare-brise avant poussiéreux. Il arriva en ville et ses oeillères disparurent brutalement lorsqu’il sortit de la carlingue. Il avait depuis longtemps oublié tous ces énormes bâtiments bétonnés et la foule compacte massée sur chaque bout de trottoir. L’odeur du bitume et des pots d’échappement saturaient ses narines. Il se sentit littéralement agressé au point de vouloir remonter dans la camionnette qui était déjà loin !

Il aurait aussi voulu rejoindre sa maison, bien préservée de toutes les nuisances urbaines mais le directeur de l’hôpital l’avait prévenu qu’il serait installé dans un «logement de fonction» comme tous ses prédécesseurs. Par logement de fonction il fallait entendre studette minimaliste dans une barre d’immeuble gris qui était réservé au personnel de la SEV. L’un d’entre eux était d’ailleurs son tuteur.

« Je m’appelle Jean Pierre. Et toi, c’est Xavier, c’est ça ?! »

« Oui, je viens de sortir de Tûram »

« Humm. Demain tu démarres au jardin de la Bonne Espérance. Il y a un mausolée à entretenir plus tous les espaces verts du parc. Je serai avec toi pendant la première semaine puis il faudra te débrouiller tout seul. Je passerai te voir une fois par semaine pour vérifier que tout se passe bien. Alors rendez-vous demain à 7h30, sois à l’heure !»

Après avoir parlé d’une voix atone, il regarda ses pieds et tourna les talons.

Xavier était dépité, lui qui recherchait les contacts humains ! Son tuteur ne serait jamais un soutien pour lui. Il l’avait su d’emblée en scrutant ses pupilles vides. Il n’y avait trouvé qu’un blanc de l’oeil jaunâtre et maladivement veiné. Savoir qu’il pourrait être surveillé à tout moment le rendait nerveux. Il s’adonna pourtant à ses tâches sans rechigner. Il était méticuleux et si discret qu’on l’oubliait facilement. Xavier réapprit les saveurs de la vie : son infusion de camomille le soir auquel il rajoutait quelques feuilles de menthe, un chat errant du quartier à qui il laissait des reliefs de ses repas sur le bord de son balcon.

Un matin à la première heure, il avait trouvé au fond d’une des poubelles du jardin public un livre à la reliure de cuir bleu. La tranche dorée scintillait dans le soleil à travers le grand sac plastique. Il l’avait vite camouflé dans sa combinaison de travail sans chercher à en connaître le titre. Une fois chez lui il découvrit qu’il avait entre les mains l’histoire du Comte de Monte Cristo ! Un bien bel objet qui lui redonna espoir en l’être humain. Chaque soir, il lisait lentement pour s’imprégner de chaque mot et faire durer le plus longtemps son plaisir tout en laissant fondre un carré de chocolat dans sa bouche.

Comme le Comte, il savourait sa liberté retrouvée après avoir survécu à l’île-prison. Travailler à l’extérieur lui convenait bien. Travailler seul lui convenait encore mieux. Il avait le sentiment de pouvoir ainsi s’extraire de l’ambiance délétère faussement policée qui régnait entre les gens. Tous les jeudis il observait, en ratissant la longue allée principale, un escadron de pompiers venu faire son entraînement sportif dans une succession d’exercices vigoureux et très virils. Certaines fois ils courraient une heure avec des Headlight venus partager leurs foulées.

A chaque tour de jardin que parcourait le groupe, Xavier observait les visages concentrés. Jamais personne n’échangeait un seul regard avec lui, ils fixaient tous un point devant eux comme si leur vie en dépendait. Il se demandait souvent à quoi ils pouvaient bien penser, tous…. Il aimait surtout les voir faire leurs pompes, alignés en rang, les corps bien synchronisés s’abaissant en rythme.

Tandis qu’il aérait la terre des pétunias, il entendit les gravillons crisser sur le chemin. Ils devaient être nombreux pour faire autant de bruit. Bientôt, il devinerait leur souffle rapide et saccadé. Et après leur passage, flotterait dans l’air un parfum musqué et persistant aux accents acides. Quand il se retourna, il ne vit qu’elle au milieu de la foule compacte. En chair et en os ! Il faillit basculer en arrière sous le choc. Elle avait raccourci ses cheveux qui lui arrivaient désormais aux oreilles ce qui rehaussait son port de tête toujours aussi altier malgré l’effort. Et ce regard qui lui rappelait la mer de son enfance quand il l’observait du haut du phare. Il resta pétrifié un instant. Quand il reprit ses esprits ils avaient déjà atteint une contre-allée qui se dérobait à son regard. Il se posta un peu plus loin et attendit qu’ils repassent devant lui.

«Allez les gars, du nerf ! Dernière ligne droite, on allonge sa foulée et on respire à fond !! Qui est partant pour un sprint ?»

Quelques-uns se détachèrent du peloton et partirent en échappée s’acharnant à distancer les autres. Helen maintenait son allure de croisière jusqu’à la ligne de finish invisible, pas une goutte de sueur ne perlait à son front.

Lorsqu’ils se dispersèrent à la sortie du jardin de la Bonne Espérance, Xavier ne réfléchit pas un seul instant. Il se débarrassa rapidement de sa combinaison verte et partit sur les traces d’Helen. Dans sa tête une seule phrase tirée de ses lectures résonnait et faisait sens : «Chaque homme a sa passion qui le mord au fond du cœur, comme chaque fruit son ver». Rien à faire, il était aimanté par cette silhouette qui s’enfonçait dans le soir tombant sur la ville ! Xavier marcha dans ses pas à une distance raisonnable pour ne pas se faire repérer. Fébrile, il s’attendait à tout instant à ce qu’elle se retourne et braque ses yeux sur lui. Les pulsations de son cœur agissaient comme une caisse de résonance dans sa poitrine.

Helen arpentait les rues d’un pas décidé et ne semblait pas s’apercevoir de cette filature. Elle était pressée de rentrer chez elle prendre une douche rapide avant le rendez-vous qui l’attendait. Sa frange légèrement trop longue, lui tombait sur les yeux. Elle rejeta soudain la tête en arrière pour chasser les cheveux qui la gênaient. Une petite musique sautillante jouait dans sa tête et sa démarche devint plus élastique sans qu’elle n’y prête attention.

Xavier sursauta plus vivement qu’il ne l’aurait voulu lorsqu’il la vit ralentir le pas et écarter les cheveux de ses yeux en secouant sa tête énergiquement. Mais elle continuait d’avancer vers un but inconnu. Le balancement de ses hanches était envoûtant. Félin et hypnotique, son bassin secouait toutes ses certitudes. Plus déterminée que jamais Helen se dépêchait.

Aux abords d’un grand bâtiment encadré de colonnades de pierres blanches, Helen descendit quelques marches qui menaient à un sous-sol. Xavier eut à peine le temps de la voir déverrouiller une porte métallique et s’engouffrer dans l’entrebâillement. Toute son exaltation disparue d’un coup !Xavier tergiversa désespérément : rester à attendre qu’elle ressorte ou repartir maintenant en gardant en tête l’adresse ? Il ne pouvait se résoudre à abandonner sa piste !

La porte se rouvrit exactement 22 minutes plus tard. Le temps d’un songe éveillé où le mystère de la jeune fille s’épaissit…. Il se remit sur son séant d’un coup de rein, prêt à reprendre sa filature. Helen avait maintenant une robe légère retenue à la taille par une ceinture de tissu fleuri. Ses cheveux étaient rejetés en arrière à l’aide d’un bandeau qui les plaquait sagement. Dans sa nouvelle tenue, Elle ressemblait à une jeune fille innocente et exaltée prête pour son premier bal de promotion. Un sourire aux lèvres, elle passa devant lui, posant nonchalamment un petit sac baluchon sur une de ses épaules.

Elle diffusa dans son sillage, un parfum douceâtre et entêtant qui lui donna de l’audace. Xavier se sentit suffisamment fougueux pour avancer maintenant à découvert sans plus se soucier d’être discret. Il était beaucoup trop fasciné pour pouvoir réfléchir au but de cette entreprise risquée. Il voulait simplement aller jusqu’au bout.

Encore une porte dérobée qui menait à un autre sous-sol !! Helen dégringola les cinq marches et rentra à l’intérieur grâce à une carte magnétique. La porte se referma tout en douceur jusqu’à ce que le pied de Xavier entrave sa course.

Il se retrouva alors dans un couloir aux murs et au sol de béton gris uniforme. Figé dans l’entrée, il écouta le silence se dilater. Rien ne se passe, à croire que l’endroit est désert. Puis un bref raclement de gorge qu’il entend distinctement, plus loin sur sa gauche. Le grincement d’une chaise qu’on déplace …. ou qu’on rapproche d’un piano. Il reconnaît dès les premières notes, une sonate pour piano de Mozart. Une musique lente et ensorcelante qui recouvre à peine le bruit de frottement sur le sol et la voix d’une femme qui donne le tempo : «Un, deux, trois, plié, tendu, jeté …»

Xavier se rapproche de l’encadrement de la porte. Il voit d’abord le parquet bien lustré puis levant les yeux, il découvre son reflet dans le coin d’une glace. L’immense miroir, prend tout le mur opposé et lui fait découvrir un spectacle qu’il n’imaginait plus possible. Trois ballerines en justaucorps et chaussons à pointes font des exercices, appuyées à une barre tandis qu’un pianiste joue la partition. Une répétitrice aux cheveux gris serrés en chignon, décortique la mélodie en déambulant dans la pièce concentrée sur les danseuses. Semblant lutter contre le froid, elle ajuste son chandail portefeuille et croise les bras sur son buste. Les jeunes filles exécutent inlassablement les mouvements dictés par cette femme aux traits tirés.

Vite, il s’accroupit pour se faire tout petit. La chamade de son cœur ralentit enfin, au rythme du piano. Helen, si près de lui ! Helen dessinant des arabesques de ses jambes fuselées, étirant tout son corps dans des gestes gracieux et enlevés. Ses cheveux blonds s’illuminent lorsqu’elle danse avec les deux autres jeunes filles qui ne sont pas des Headlights. Leurs cheveux bruns en témoignent. Du fait, on ne voit qu’Helen, sa silhouette gracile et son aura lumineuse qui s’approprient tout l’espace. Xavier en tressaille de bonheur tant il est fasciné par son visage transcendé.

A pas de loup, Xavier sort du sous-sol avant les dernières notes de musique. De l’extérieur, on n’entend plus la mélodie mais seulement le pépiement de quelques moineaux perchés dans les arbres alentours : la seule musicalité tolérée par le comité de la Bienséance ! Soudain, il rit et se couvre la bouche pour étouffer les spasmes nerveux de la culpabilité. Mais de quelle culpabilité ? Il n’en sait rien lui-même. Dans cette société on se sent forcément coupable de quelque chose. La culpabilisation est devenue un sport national promu par les hautes institutions d’état depuis de longues années maintenant. Un ramassis d’hypocrites plein de fausses bonnes intentions. Et depuis, fini la spontanéité, les éclats de voix et les rires. Maintenant tout le monde parle d’un ton mesuré, à peine audible. A une époque pas si lointaine, il avait même envié les Amish et souhaité rejoindre leur rang. Et de nouveau ce fou-rire qui remonte dans sa gorge et qu’il camoufle de ses mains à l’abri des espions qui pourraient le prendre pour un fou. Or les maisons de fous, il en a soupé !

Il se ressaisit et plonge dans ses réflexions : comment une Headlight chevronnée, nourrie depuis sa plus tendre enfance par tous leurs idéaux avait-elle pu braver les interdits pour pratiquer la danse classique ? Et ça ne datait pas d’hier vu son niveau !!

Il n’attendit pas que le petit groupe sorte pour quitter le secteur et rentrer chez lui. Il ressentait un trop plein d’émotion difficile à absorber et digérer d’un coup ! Encore au ralenti, son esprit avait besoin de temps pour faire le tri. Mais il avait saisi l’essentiel : sa détermination.

Pendant plusieurs semaines, l’ancien forcené se tortura l’esprit pour trouver comment entrer en contact avec Helen de la façon la plus appropriée possible. Il imagina lui glisser discrètement un message sur un bout de papier qui dirait : « Je connais ton secret ! Rencontrons-nous ! » Mais il savait que c’était trop direct et pouvait être interprété comme l’intimidation fébrile d’un maitre-chanteur menaçant ! Il ne voulait surtout pas la mettre aux abois. Deuxième option envisagée : l’aborder de façon simple et naturelle la prochaine fois qu’il la verrait au parc, pendant son travail. Mais pour lui dire quoi ? Et pourquoi s’intéresserait-elle à lui ? Il était au désespoir tant la situation lui semblait inextricable. Il n’osait pas non plus la suivre de nouveau de peur de se faire repérer. D’autant plus que son « parrain » pouvait surgir à tout moment pour vérifier sa présence et la qualité de son travail.

Il arrive cependant que le destin soit arrangeant …

Le soleil dardait ses derniers rayons lorsque les premières «mouches d’écurie» firent leur apparition dans la capitale. Elles trouvèrent un terrain favorable au sein de la cavalerie de la Garde Nationale et se reproduisirent rapidement en pompant goulûment le sang des équidés et en pondant des œufs dans leurs poils. Leur prolifération n’alarma pas outre mesure les autorités alors qu’elles étendaient insidieusement leur emprise sur l’ensemble de la ville en s’attaquant aux animaux plus petits : chiens, chats, rats… piquant sans cesse de leur trompe pour se gorger du sang de leur hôte. Toujours plus nombreux, bon nombre de ces parasites prirent leur quartier à la décharge municipale, vivant au milieu des détritus en décomposition et laissés à l’air libre de nos chers concitoyens. Elles agissaient comme de bons petits destriers ailés distribuant au tout venant des germes contaminés. C’est par leurs pattes et leur trompe qu’elles acheminèrent et transmirent leur abominable butin : la conjonctivite à streptocoques. Ce fut une réussite.

Les microbes pathogènes atteignirent leur cible avec succès. Les animaux domestiques furent leurs premières victimes mais les coursiers de l’Apocalypse ne s’arrêtèrent pas là et poursuivirent leur ravage en s’attaquant à l’espèce humaine. L’infection toucha pratiquement tout le monde. Le soir, les yeux des malheureuses victimes les démangeaient, le lendemain des sécrétions purulentes collaient les paupières enflées et violacées des malades. Il fallait bénéficier d’un traitement au plus vite car si la cornée était atteinte, elle se nécrosait rapidement. Cette catastrophe sanitaire mobilisa l’ensemble du corps médical submergé par un raz de marée de patients larmoyant dans les salles d’attente combles, chacun se jaugeant à travers des épanchements de pus grisâtre. L’ensemble de la SEV et des sapeurs-pompiers fut mobilisé pour lutter contre ces maudites mouches plates. Comme ça ne suffisait pas on demanda aux Headlights de venir leur prêter main forte. Ce renfort inespéré contribua grandement à éradiquer le fléau. Il permit aussi à Xavier d’opérer un rapprochement inespéré avec Helen.

Dès qu’il vit arriver l’aréopage de cheveux blonds cendrés, il chercha Helen parmi eux. A l’instant où il l’a reconnu, Xavier s’arrangea pour faire partie de la même équipe qu’elle et quand on attribua les binômes, il se substitua furtivement à un de ses confrères qui avait les gestes lents et le regard fixe caractéristique des gros consommateurs de psychotropes. A Turâm on avait coutume de les appeler les « backpackers » car leur organisme était saturé de médocs dans la même proportion que les sacs à dos des bourlingueurs étaient plein à craquer. Son teint pâle contrastait vivement avec le relief de sa peau grêlée presque à vif. Il l’attira dans un coin sans que celui-ci ne proteste puis il se présenta officiellement à Helen… qui ne le reconnut pas.

Ils arpentèrent les rues de la ville durant plusieurs jours. Les consignes drastiques contraignaient les équipes à porter des combinaisons étanches ainsi que des masques et des gants. Dans cette accoutrement Xavier se sentait comme l’un des scientifiques du film ET. Ses gestes malhabiles allaient de pair avec ses paroles maladroites. Il était tellement désireux de faire bonne impression auprès d’Helen qu’au début ses interventions sonnaient faux et ses répliques tombaient souvent à plat. Néanmoins elle se sentait charmée par cet homme qui sortait de l’ordinaire et la faisait rire par sa maladresse. C’était rafraichissant.

Le trouble de Xavier s’intensifiait dès qu’elle s’intéressait à lui et son masque ne parvenait pas toujours à couvrir le rouge de ses joues. Jamais elle ne lui montra qu’elle s’en apercevait. Captivée par sa vie d’autrefois, celle d’avant la formation du comité de la Bienséance et toutes ses arcanes, Helen le questionnait sans relâche. Xavier avait conscience de son obsession pour cette partie de lui dont les souvenirs et les reliques étaient tabous. Il lui répondait prudemment en mesurant ses paroles. Bien souvent ses phrases débutaient par « à l’époque » comme s’il parlait d’une période lointaine et poussiéreuse alors que seulement douze ans les séparaient tous les deux. Un fossé générationnel que Xavier gravissait mélancoliquement mais avec beaucoup d’autodérision.

Helen lui demanda un matin alors qu’elle vaporisait un cyprès au feuillage dégarni :

« Mais finalement qu’est ce qui te manque le plus de ta vie passée ? »

« La musique, sans hésiter !»

Elle frémit légèrement, lui jetant un regard oblique. Cette fois-ci c’est elle qui semblait gênée.

« Ca te choque ce que je viens de dire ? J’imagine qu’en tant qu’Headlight ça doit te hérisser d’entendre ça. C’est contraire à tous tes principes, non ? »

Elle le jaugea un instant mais ne répondit pas.

Xavier aurait tant voulu lui dire tout ce qu’il avait sur le cœur mais sa bouche ne prononça pas les mots qui taraudaient son esprit. Le silence se prolongea, il reprit :

« Tu sais, nous nous sommes déjà croisés il y a environ 3 ans. »

Devant son regard perplexe, il poursuivit :

« Oui tu faisais partie d’une équipe qui a procédé à la fouille de ma maison. Tu as même mis ma chambre à sac. » Xavier souriait tristement.

Le visage d’Helen se décomposa, elle comprenait qu’elle avait participé à la ruine de son existence.

« Je …. je suis vraiment désolée pour tout ce qui t’es arrivé. Le mal que j’ai pu te faire. »

« Non ! Il ne faut pas ! Tu n’y es pour rien. »

Il posa la main sur son bras d’une façon qui signifiait « Stop, parlons d’autre chose !» Alors ils reprirent leur marche, concentrés sur leur travail.

Ils ne reparlèrent plus de tout ça jusqu’à la fin de la décontamination. On réunit une dernière fois toutes les équipes pour faire le bilan et les remercier de leur implication. Helen le raccompagna ensuite jusqu’au jardin de la Bonne Espérance. C’était la première fois qu’ils marchaient librement sans tout leur équipement. Cette sensation de légèreté et d’insouciance retrouvée lui donna le courage nécessaire.

« Avant que l’on se quitte, je tenais à te donner ça. Tu l’ouvriras lorsque tu seras chez toi, toute seule. Mais pas avant, promets le moi !»

Il dépose dans la paume de sa main un petit paquet recouvert de papier journal froissé.

« Je dois y aller maintenant, il faut que je reprenne le travail. »

De ses deux mains il referme la sienne sur l’étrange présent et l’embrasse rapidement sur la joue.

Helen interloquée, reste un instant sans bouger et finalement se ressaisit :

« Salut Xavier ! Je saurai où te trouver si ton cadeau est affreux ! » dit-elle d’un ton faussement malicieux.

Il lui rend son sourire, lui fait un signe de tête voulant dire « à ton service ! » et il reprend son chemin.

Helen avance dans la ville telle une somnambule, son appartement comme point de mire. Elle réfléchit intensément mais malgré tous ses efforts elle n’arrive pas à savoir ce qui l’avait le plus décontenancé : le fait qu’il ait prévu un cadeau pour elle ou qu’il se soit permis de l’embrasser brièvement sur la joue ? Au fond d’elle-même, elle est agacée de ne pas avoir anticipé ce scénario. Elle ne veut pas encore se l’avouer mais elle a aussi été émue par ses attentions.

Ce soir là le brouillard prend ses quartiers dans la capitale. D’épaisses volutes grises descendent du ciel pour recouvrir les habitations et les routes. Tout est uniformément sombre et lugubre. Un silence de mort plane sur la ville, accentué par le voile cotonneux qui semble atténuer les bruits.

Helen est assise en tailleur sur son lit, les morceaux de journaux chiffonnés n’ont pas encore dévoilés leur secret. Délicatement, elle retire les bouts de scotch un par un et découvre une petite boite en argent, finement gravée de motifs mauresques et munie d’une manivelle sur le côté. Elle tente d’ouvrir le couvercle placé sur le haut de la boite mais celui-ci est scellé. Ne voulant pas forcer, elle concentre son attention sur la minuscule manivelle qu’elle se décide enfin à manipuler. Elle l’a fait tourner en mouvement circulaire mais il ne se passe rien au début.

Son nez touche presque la boite lorsque le couvercle s’ouvre doucement et qu’une petite musique se diffuse. Elle porte soudain la main à sa bouche lorsqu’elle découvre à l’intérieur….la frêle silhouette d’une petite ballerine qui tourne sur elle-même, les bras levés vers le ciel !

Deux jours passèrent puis trois.

Helen a déjà fait quatre fois le tour du parc à petites foulées et maintient son rythme pour rester dans les rangs, au coude à coude avec une autre jeune fille de son âge. Lorsqu’elle dépasse la cabane du jardinier, elle s’accroupit et resserre ses lacets d’un mouvement sec. Sa main gauche ramasse une pierre plate qu’elle repose presque immédiatement au sol. En dessous un petit bout de papier plié en quatre dépasse à peine. Appuyé contre son râteau, Xavier n’a pas manqué une miette du tour de passe-passe d’Helen. Il attend que l’ensemble du groupe soit reparti pour aller jeter un œil dans les parages et récupérer le billet. Le message est laconique :

48 rue du Petit Bois – RDV à 19h

Il se débarrasse vite du papier et pense à la soirée qui l’attend, les sourcils froncés. Il connaît déjà l’adresse, c’est sa seule certitude !

Xavier frappe à peine deux coups sur la porte que celle-ci s’ouvre sur la jeune femme blonde.

« Entre ! »

Face à elle, il sent son regard inquisiteur tentant de le percer à jour.

« Je te sers quelque chose à boire ? »

« Non, ça va. » répond-il les bras croisés. Il attend silencieusement dans l’entrée qu’elle l’invite à s’installer.

« Mais quel silence !! Tu ne m’as pas habitué à ça ! De ton temps, ce serait le moment idéal pour mettre un peu de musique, non ? Histoire de détendre l’atmosphère. » Son ton est sarcastique pour la première fois depuis qu’il la connait.

Helen actionne la manivelle et la musique se met en route, en sourdine.

« Tu es au courant, c’est ça !!!??? » la voix d’Helen claque comme un fouet.

Interdit Xavier cligne des yeux, devenant livide. Il baisse le regard vers le sol mais ne dit rien.

« Dis-moi la vérité ! »

Elle s’approche de lui et saisit son menton dans sa main pour l’obliger à la regarder dans les yeux :

« Qu’est-ce que tu sais ? »

« Arrête ! Ca ne devrait pas se passer de cette façon-là. »

Timidement, il effleure la joue d’Helen de sa main droite et le bout de ses doigts vient se perdre dans ses cheveux. Ne sentant qu’une infime raideur de sa part, il pose sa deuxième main de façon symétrique et attire son visage vers le sien. Pas de résistance de sa part. Il sent sa respiration si proche de la sienne. Leurs lèvres fusionnent enfin. Ils s’embrassent jusqu’à ce qu’ils aient tous les deux le souffle court.

« Tout le monde a le droit d’avoir ses secrets mais c’est bien d’en partager quelques-uns … »

Helen médite sur ce qu’il vient de dire tandis qu’il l’enlace et la fait tourner sur elle-même, il la ramène vers lui dans une étreinte plus étroite et chuchote au creux de son oreille :

« Je sais que tu danses….Magnifiquement bien ! »

Helen esquisse un sourire que Xavier ne voit pas, blotti dans son dos. Elle se retourne face à lui :

« Et toi, quels sont tes secrets ? »

Helen et Xavier passent une grande partie de la nuit à parler. Xavier se confie sans restriction sur ses années de prison, la perte de tous ses repères durant son incarcération puis une fois revenu dans la société. Il lui raconte aussi la fascination qu’il a toujours eu pour elle et qui a été le déclencheur pour s’en sortir. La discussion est tempétueuse et tendue lorsque Xavier lui avoue la teneur de la vidéo pour laquelle il a été arrêté. Helen ne veut pas croire que les gélules quelle prend sont nocives et pourtant son visage songeur laisse planer le doute. Est-ce pour cette raison qu’elle a des douleurs articulaires qui reviennent insidieusement ? Elle a toujours mis ça sur le compte des entrainements de danse classique…

Puis arrive l’heure de se séparer. Xavier regagne son appartement dans la brume du petit matin. L’aurore voilée ressemble à une serpillère crasseuse. Il remonte son col pour se protéger du froid. Dans sa tête ça tourne à plein régime et le doute l’assaille. A t-il bien fait de se livrer à elle et de tout lui raconter alors qu’il la connait à peine! Et cette histoire entre eux a t-elle un avenir ? Il n’arrive pas à savoir si de son côté à elle il s’agit juste d’une attirance passagère ou si l’attachement est réciproque. Et de toute façon si c’était le cas, est ce qu’on les laisserait vivre leur idylle sereinement ? Résolument, l’avenir lui fait peur !

Il n’a toujours pas trouvé de réponses à toutes ses questions lorsqu’ils se revoient quelques jours plus tard. Helen est plus belle que jamais. Son teint diaphane est rehaussé par la légère coloration rosée de ses joues lorsqu’elle enfouit son visage dans son cou. Tous ses doutes s’envolent d’un seul coup et il s’abandonne, enivré par l’odeur de ses cheveux.

Elle redresse la tête et plante ses yeux dans les siens, son visage est soudain grave.

« Il faut qu’on trouve un moyen de s’enfuir !»

Dans un sourire il prend sa main et l’embrasse à la naissance du poignet.

« Oui ! »

FIN

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